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Maria Vedenina : une psychologue d’origine russe à l’accueil des réfugiés ukrainiens

Anthony Bourgeault, psychologue et journaliste pigiste


Photo : Louis-Étienne Doré
Photo : Louis-Étienne Doré

Kiev, 24 février 2022, 5 h 05. Des bombardements retentissent alors que l’armée russe envahit l’Ukraine. C’est l’horreur. Une guerre commence et le cœur de Maria se brise. Depuis Montréal, rivée à son téléviseur, la psychologue originaire de Russie suit les nouvelles en direct, dans l’incompréhension. « Mais pourquoi? », souffre-t-elle en elle-même. Pourquoi les dirigeants de son État natal ont-ils décidé d’attaquer ce pays voisin, avec lequel tant d’intimité existe? Le spectacle funeste semble irréel. Pourtant, sans illusion possible, des destins vacillent. D’abord saisie par la violence des événements et personnellement touchée, Maria Vedenina a choisi de s’engager. Fenêtre sur une psychologue qui, en sol montréalais, intervient auprès de réfugiés ukrainiens.

Offrir maisons

Il était un empire, le plus grand du monde. En 1990, Maria vit à Moscou, la capitale soviétique. Avec sa famille, elle achète une résidence d’été située à des centaines de kilomètres de là, dans la campagne ukrainienne, près de Poltava, le patelin verdoyant de sa grand-mère maternelle. Sans eau courante, avec des murs d’argile et un toit de tôle, la maison paraît modeste. Cependant, celle-ci conserve la chaleur des étés d’enfance passés là-bas, auprès des siens, en plus de contenir la promesse de vacances paisibles que la descendance de Maria connaîtra à son tour.

Or, l’année suivante, l’Union soviétique se disloque et l’Ukraine déclare son indépendance. La chaumière acquise par Maria de même que le territoire où sont enracinés ses souvenirs se retrouvent soudainement en sol étranger. Heureusement, la nouvelle frontière séparant la Russie de l’Ukraine se traverse sans gêne. Pendant des décennies, la vitalité continue à réchauffer la demeure et ses jardins fruitiers. Ni l’émigration de Maria vers Montréal, en 2001, ni l’éclatement de la guerre au Donbass, en 2014, ne découragent leur rassemblement familial annuel.

Hélas, depuis les feux charnières du 24 février 2022, le feu ne brûle plus dans la cheminée de la chaumière, et Maria ignore quand elle s’autorisera à retourner en Ukraine. « Je serais incapable de regarder les villageois dans les yeux, estime-t-elle. Certains ont perdu des proches en raison des combats. » Souhaitant faire œuvre utile, Maria et sa famille ont rendu leur maison disponible pour les réfugiés qui rejoindraient éventuellement leur village. Mais celle-ci demeure vacante, n’ayant pas été réclamée à ce jour.

Toutefois, depuis Montréal, par l’intermédiaire de son travail clinique auprès de réfugiés ukrainiens, Maria préserve un lien avec cette communauté qu’elle considère comme une seconde mère patrie, un lien bravant l’éloignement et les hostilités ambiantes, un lien fertile malgré tout. Comment la psychologue en est-elle venue à rendre disponible la maison de son être pour accueillir la détresse des Ukrainiens arrivés ici dans l’urgence?

Prendre responsabilité

Il a fallu du temps, un temps d’élaboration, avant que Maria s’implique dans la crise humanitaire à titre de psychologue. Quand elle voit passer un appel de candidatures diffusé par l’Ukrainian Aid Initiative¹, elle ne se sent pas prête.

Une gamme d’inquiétudes à valeur éthique la tenaillent. Comment des Ukrainiens réagiraient-ils à un accompagnement psychologique en russe? Cette langue, que la plupart d’entre eux maîtrisent et utilisent depuis longtemps, risque-t-elle désormais de présentifier l’envahisseur? Surtout, Maria doute de sa capacité à écouter thérapeutiquement la douleur des réfugiés alors qu’elle entend ses propres larmes dans sa voix. « J’ai tant pleuré de désespoir, d’impuissance, de honte, confie-t-elle. J’ai pleuré en me sentant responsable de la douleur et de la destruction que mon pays, le pays que j’aime pourtant, inflige à l’autre. »

Dans le sentiment de responsabilité qui côtoie autant les affres de la honte que l’affection pour ses proches ukrainiens, Maria puise la motivation à s’engager. Au cours de son cheminement vers l’action, elle reconsidère ainsi l’appel de l’Ukrainian Aid Initiative et se sent rassurée par l’encadrement offert par l’organisme. En effet, en plus d’offrir des services gratuits en santé mentale à sa clientèle cible, celui-ci prévoit pour ses professionnels de la supervision et de la formation, notamment au sujet des soins sensibles aux traumatismes. Face à l’arrivée croissante de réfugiés ukrainiens à Montréal, et tout en reconnaissant la part d’irréparable engendré par la tragédie, le projet d’aider à la mesure de ses compétences s’impose à Maria comme une manière nécessaire de réduire les dommages causés par son pays natal.

Soutenir un sentiment de sécurité

Depuis mars 2023, sous la tutelle de l’Ukrainian Aid Initiative, Maria poursuit un travail de psychothérapie à long terme avec des enfants, des familles et des adultes. Au sein de cette pratique, la clinicienne rencontre des personnes éprouvant un stress intense en lien avec différents niveaux de fractures, de dépaysement. Ainsi, des changements survenant à la fois chez eux et autour d’eux les déstabilisent.

Souffrants, ces individus recherchent de l’aide alors qu’ils ne se portent plus comme à l’habitude, devenus en partie étrangers à eux-mêmes, exceptionnellement débordés, déprimés. Leur monde a été attaqué par le régime russe et, compte tenu des liens de sang et des affinités culturelles avec l’assaillant, cet assaut mortifère est également perçu comme une trahison. Protégeant leur vie, ils ont quitté une maison, un pays d’appartenance, et doivent désormais s’adapter à l’environnement québécois si différent du leur. En outre, ils commencent à fréquenter un lieu qui, dans l’expérience de quelques-uns, apparaît peu commun… soit un bureau de psychologue.

Dans ce contexte aux multiples bouleversements, Maria constate chez ses clients ukrainiens une préférence pour consulter un vis-à-vis avec lequel il existe une forme tangible de familiarité. À l’instar de ceux-ci, et aussi à leurs yeux, elle garde en mémoire la vie en Union soviétique ainsi que la chute de l’empire, elle comprend intimement les impacts de la guerre, elle sait les exigences de l’immigration. Contrairement à ses préconceptions, la soignante a donc découvert que sa nationalité russe s’avérait catalysatrice d’alliance, ou plutôt, que sa trajectoire personnelle participait à l’établissement d’une relation de confiance avec ces clients.

D’ailleurs, lors des premiers entretiens avec ceux-ci, Maria les invite à lui adresser des questions au sujet du travail à réaliser ensemble. Or, il arrive qu’elle reçoive en sus des interrogations plus personnelles. « D’où viens-tu? Où est ta famille? Qu’est-ce que tu entends par la bouche de tes amis, en Russie, à propos de la guerre? » lui demande-t-on parfois.

En se gardant de s’épancher sur sa propre douleur et sans nier le caractère distinct de l’expérience de chacun, Maria considère pertinent d’admettre certains faits qui la concernent lorsque ses clients l’interpellent. « Poser des questions et entendre une réponse peut favoriser l’engagement dans le processus de changement en créant une sorte d’espace informationnel partagé », pense ainsi la psychologue. Elle juge même essentiel l’aménagement d’un tel espace avec des individus ayant vécu de tels traumatismes. Inspirée par une approche développementale et humaniste, elle conçoit que le façonnement d’un sentiment de sécurité passe par des interactions au sein desquelles l’individu exerce un contrôle suffisant sur la situation et sent sa parole résonner chez l’autre.

Apprendre de la souffrance

Humblement, au fil de séminaires suivis avec l’Ukrainian Aid Initiative et des contacts avec sa nouvelle clientèle, Maria approfondit ses réflexions sur la vulnérabilité de l’être humain et sur la complexité d’une souffrance qui méconnaît le passage du temps. « Ayant auparavant davantage travaillé avec des enfants, il y a tellement de couches avec lesquelles je n’étais pas familière », admet-elle, avant de préciser : « Je pouvais bien me douter qu’il y avait quelque chose derrière la détresse contemporaine de l’adulte, mais je n’en avais pas pris conscience autant qu’aujourd’hui. » Le travail de Maria avec ces clients lui permet notamment de constater à quel point cette catastrophe du présent ravive des lésions relevant d’un passé vraisemblablement encore sensible.

Selon l’analyse de Maria, quelques-uns de ses clients ukrainiens ont jadis dû composer avec une grande précarité économique, précarité s’étant immiscée entre les mailles des liens familiaux. Occupés à survivre aux effets des réformes secouant le déclin de l’Union soviétique, leurs parents ont parfois manqué à être affectivement disponibles. Ces clients se sont ainsi construits par la mise en place de mécanismes adaptatifs visant à les protéger d’épreuves qui auraient pu les atteindre. Mais par cette guerre, avec ses bruits de la destruction qui résonnent, le danger de mort qui se concrétise, ces mécanismes, pour certains, ont craqué. Leurs succès, par exemple matériels ou professionnels, et leurs ressources psychologiques ne leur permettent plus de compenser pour les zones meurtries de soi auxquelles ni suffisamment d’attention ni de soin n’avaient jusqu’alors été portées.

Au cours de son travail avec des réfugiés ukrainiens, Maria se familiarise également avec une souffrance pouvant ressembler à une « culpabilité du survivant ». L’un des problèmes les plus fréquemment évoqués par ses clients consiste en un mal à profiter de la vie, un mal à s’intéresser aux dimensions qui procuraient auparavant de la satisfaction. L’enjeu existentiel apparaît ici profond : comment s’autoriser à ressentir du plaisir alors que des êtres chers demeurent en danger? De surcroît, on peut imaginer qu’un tel enjeu relance, avec toute sa gravité, l’embarras plus ou moins diffus d’un enfant qui se retrouve face à des parents désespérés : comment s’autoriser à vivre pleinement alors que ses figures significatives peinent à ressentir du plaisir?

Assouplir les résistances

Malgré son caractère déstabilisant, la réouverture des blessures anciennes crée une opportunité pour les penser, pour les panser autrement, et pour évoluer dans le rapport à l’autre et à soi.

Maria accompagne ainsi ses clients ukrainiens dans leur quête de réponses, vers un nouvel équilibre. Elle tente de les aider à explorer l’ensemble des pensées et des émotions qui les constituent, en légitimant celles qui témoignent de leur fragilité et de leurs besoins de dépendance négligés. Pour ce faire, elle s’efforce d’ouvrir un dialogue avec leurs résistances : résistances à prendre le temps de se ressourcer, résistances au soin de soi.

De plus, Maria observe qu’en raison de leurs propres défis d’adaptation et reproduisant parfois une dynamique vécue durant leur enfance, certains parents qui la consultent attendent davantage de maturité chez leurs petits. Or, comprend-elle, « avec les changements qu’ils subissent, les enfants apparaissent plus réactifs et auraient au contraire besoin de plus d’étayage pour réguler leur charge émotionnelle ». Passeuse d’empathie, la psychologue accompagne alors les parents afin qu’ils rencontrent mieux la vulnérabilité et les besoins de dépendance présents aussi chez leur progéniture, pour qu’ils y répondent avec davantage de sensibilité.

Dessiner vers l’autre

Avant son implication au sein de l’Ukrainian Aid Initiative, Maria avait orienté une part importante de son parcours universitaire et professionnel vers le travail auprès des enfants autistes. Parmi les nombreux souvenirs qui forgent son bagage clinique, il y a une séquence dont l’atmosphère révèle l’impression de bienveillance et d’hospitalité que Maria est susceptible de laisser chez son interlocuteur.

Ainsi, un fragment clinique raconté par Maria inspire. Grâce au pouvoir des mots à générer des images, nous la revoyons attablée avec un jeune client autiste, tous les deux en train de dessiner. Celui-là se passionne spécifiquement pour les trains, alors elle le rejoint dans son intérêt. Ils tracent ensemble des lignes pour reproduire des rails, beaucoup de rails, qu’ils complémentent d’une locomotive, de wagons.

Pendant ce temps, la psychologue est concentrée sur l’enfant, jauge comment il se sent, et attend le moment opportun pour lui proposer d’entrouvrir son univers sur de nouvelles dimensions, une à la fois. « Nous pourrions ajouter des stations. Qu’est-ce qu’il pourrait y avoir là où le train s’arrête? », se risque-t-elle à lui demander. « Un zoo », finit par dire l’enfant, qui peine à s’éloigner des chemins de fer captivant sa pensée. La scène se répète durant plusieurs séances. On reprend le tracé du dessin et Maria, investie, garde le fil : « Qu’est-ce qu’il y aurait dans le zoo? Peut-être un animal, mais lequel? » Et Maria, patiemment, continue d’inviter l’enfant à s’aventurer, à sa manière, vers le seuil d’une rencontre.

Il est des êtres humains qui répondent présents face au mal-être d’autrui. Ils s’engagent auprès de lui, sans empiéter sur son espace. Que ce dernier ait les traits d’un enfant en état de repli ou d’un Ukrainien en état de stress, l’aide qu’ils offrent reconnaît chez lui à la fois un caractère de singularité et de semblable. Parmi ces êtres, dont la grandeur est faite d’humilité et de tact, on aperçoit Maria Vedenina.

À traits levés

1. Un livre qui vous a marquée
People of my life, de l’écrivaine russe Tamara Milyutina. Ce livre aborde la trajectoire de personnes qu’elle a rencontrées à différents moments de sa vie, dans des lieux soviétiques de détention. Il permet à des individus de sortir de l’anonymat, des êtres souvent talentueux, mais qui, exilés ou emprisonnés, n’ont pu accomplir la beauté de leur destin.

2. Un film qui vous a émue
Good Will Hunting, du réalisateur Gus Van Sant. J’ai été touchée par le psychologue de Will, et par la façon dont il s’y prend pour lui venir en aide.

3. Une figure inspirante
Le jeune politicien Ilya Yashin, l’une des rares personnes qui osent s’exprimer ouvertement en Russie aujourd’hui. Il a reçu une peine de huit ans et demi de prison pour s’être prononcé contre la guerre en Ukraine. Malgré sa détention, il continue de publier régulièrement ses idées pour éveiller les esprits russes et organiser du soutien pour d’autres prisonniers moins connus.

4. Un conseil que vous donneriez à la jeune Maria
Je l’encouragerais à poser davantage de questions, à s’exprimer plutôt qu’à se laisser arrêter par l’anxiété.

5. Un conseil pour les psychologues en début de pratique
Ouvrez-vous à vos erreurs et apprenez à partir d’elles. Intéressez-vous au parcours de vos clients, à leurs expériences singulières qui ne correspondent souvent pas aux schèmes de la théorie.

Note
1. L'organisme Ukrainian Aid Initiative a été mis sur pied par Le Centre de psychologie clinique du département de psychologie de l'Université McGill, en collaboration avec le Groupe de travail sur la santé mentale du Congrès ukrainien canadien-Montréal et la section montréalaise de la Fédération nationale ukrainienne.