Prévenir la transmission intergénérationnelle du trauma : agressions sexuelles intrafamiliales et fonction réflexive
Dre Ani Boneva, psychologue
Pratiquant à La Traversée et en bureau privé et d’approche psychodynamique, elle s’intéresse à la transmission intergénérationnelle du trauma et à la mentalisation.
Dr Miguel M. Terradas, psychologue
Professeur titulaire au Département de psychologie de l’Université de Sherbrooke, il s’intéresse aux impacts des traumas relationnels précoces sur la capacité de mentalisation de l’individu.
Dre Guadalupe Puentes-Neuman, psychologue
Professeure titulaire au Département de psychologie de l’Université de Sherbrooke, ses intérêts de recherche portent sur la parentalité, les relations parent-enfant et l’intervention auprès des parents.
Les agressions sexuelles intrafamiliales vécues à l’enfance peuvent affecter la matrice relationnelle d’un individu et ses relations subséquentes tout au long de sa vie. Il est documenté que les agressions sexuelles constituent un facteur de risque pour plusieurs sphères de la maternité. Parmi les incidences soulevées par les auteurs, notons : une inversion des rôles – la mère tente de gratifier ses besoins affectifs à travers son enfant (Allbaugh et al., 2014 ; DiLillo et Damashek, 2003 ; Zvara et al., 2015 ; 2017), un maternage intrusif (Zvara et al., 2015) ou trop permissif (DiLillo et Damashek, 2003 ; Saltzberg, 2000), un manque de confiance en ses capacités maternelles (DiLillo et Damashek, 2003), une moindre satisfaction relativement à l’expérience d’être mère, une colère accrue (DiLillo et Damashek, 2003 ; Saltzberg, 2000) et des sentiments d’impuissance en tant que parent (Sandberg et al., 2012).
Prises dans un processus où elles combattent les séquelles de leurs traumas, les mères rapportent avoir moins d’énergie et de présence à offrir à leurs enfants (Allbaugh et al., 2014). La régulation des émotions des mères serait également mise à mal par les agressions antérieures subies. En ce sens, elles seraient moins sensibles au vécu de leurs enfants et s’ajusteraient plus difficilement aux affects exprimés par ceux-ci (Saltzberg, 2000 ; Zvara et al., 2015 ; 2017). Des auteurs notent également moins de tendresse envers leurs enfants (DiLillo et Damashek, 2003). À l’extrême, ces mères peuvent avoir de la difficulté à créer un lien affectif avec leurs enfants (Cohen, 1995). De plus, les mères ayant vécu des agressions sexuelles à l’enfance peuvent éprouver des difficultés à promouvoir un degré d’autonomie adapté à l’âge de leur enfant (Allbaugh et al., 2014) et renforcer une indépendance précoce (Cole et Woolger, 1989) ou une dépendance excessive (Zvara et al., 2015). Par ailleurs, ces mères peuvent présenter des préoccupations importantes concernant la sécurité et la sexualité de leurs enfants (Allbaugh et al., 2014). Enfin, elles témoignent d’une difficulté à mettre des limites appropriées et se montrent trop sévères ou trop permissives avec eux (DiLillo et Damashek, 2003).
La dynamique relationnelle des familles incestueuses
Les agressions sexuelles intrafamiliales seraient particulièrement néfastes, car elles sont infligées par une figure d’attachement dont le rôle est d’assurer la sécurité de l’enfant et de prodiguer protection et affection. Selon Razon (2013), la dynamique relationnelle dans les familles incestueuses dépasserait amplement le problème du lien incestueux avec l’abuseur. Ces familles se caractériseraient par un rejet maternel, marqué par un manque d’investissement affectif ou une froideur envers l’enfant. La quête affective de l’enfant, qui résulterait de ce manque d’investissement maternel, rencontrerait l’absence de limites chez l’agresseur qui profiterait de cette vulnérabilité pour transgresser l’interdit. Ferenczi (1982) appelle ce phénomène confusion des langues, où l’adulte répond par une attitude ouvertement sexuelle à la recherche de tendresse de l’enfant. Le plus souvent, l’inceste serait perpétré dans un climat d’affection, ce qui brouillerait davantage la compréhension de la victime qui ne chercherait qu’à s’inscrire dans le désir de l’objet maternel primaire, mais se verrait effacée dans son existence psychique. Cette dynamique affecterait gravement la matrice relationnelle de l’enfant en développement et laisserait une empreinte sur ses relations subséquentes, notamment celles avec ses propres enfants (Maltz et Holman, 1987).
La maternité chez les femmes ayant vécu des agressions sexuelles intrafamiliales
Dans une étude phénoménologique, Voth et Tutty (1999) rendent compte de la qualité de la relation mère-enfant lorsque la mère a subi des agressions sexuelles intrafamiliales dans son enfance. Interrogées à l’âge adulte, les résultats révèlent que les filles des mères abusées décrivaient leurs mères comme ayant été infantiles et égocentriques. Elles rapportaient ressentir la colère non résolue de leurs mères relativement aux agressions sexuelles subies ainsi que l’intensité de leurs besoins affectifs. Elles ont décrit des crises de colère subites et inexplicables chez leurs mères. Ces filles adultes semblaient avoir intégré une image de soi négative dont il leur était extrêmement difficile de se défaire. Elles gardaient un grand ressentiment envers leurs mères, qui n’auraient pas été à l’écoute de leurs besoins affectifs et les auraient assujetties à la satisfaction des leurs. De plus, elles se plaignaient d’être aux prises avec des expériences non réglées vis-à-vis leurs mères, qu’elles se voyaient répéter avec leurs propres enfants, à leur grand désespoir. Elles mentionnaient vouloir faire le contraire, sans grand résultat, ou répéter ce qu’elles avaient vécu sans se questionner davantage. Les résultats de cette recherche soulignent le risque de transmission intergénérationnelle du trauma lorsque ce dernier reste non élaboré.
Dans une récente étude qualitative (Boneva et al., 2023), quatre grandes catégories ont émergé du discours des mères ayant vécu des agressions sexuelles intrafamiliales à l’enfance lorsqu’elles ont été invitées à réfléchir au sujet de leur enfant et de leur relation avec celui-ci. L’indifférenciation mère-enfant décrit la difficulté de la mère à tolérer et à accepter l’altérité de son enfant, ce qui favorise pour elle la symbiose avec lui. La transmission intergénérationnelle du trauma réfère à la transmission inconsciente de contenus psychiques traumatiques, qui ne sont ni élaborés ni intégrés, d’une génération à la suivante. Le besoin de la mère d’être sauvée par l’enfant présente le rôle de sauveur que la mère confère plus ou moins consciemment à son enfant. Le contenant troué (terme associé à la notion de contenance de Bion, 1962) désigne les manquements dans le rôle de contenance psychique de la mère. Une analyse de la forme du discours a révélé plusieurs incohérences comme des ruptures, des contradictions et des réponses hors sujet. Elles représentent un danger particulier de passage à l’acte ou de transmission intergénérationnelle, justement par leur manque d’élaboration et d’intégration.
Transmission intergénérationnelle et fonction réflexive
Comme l’ont démontré les études mentionnées (Boneva et al., 2023 ; Voth et Tutty, 1999), même si la plupart des mères ayant vécu des agressions sexuelles intrafamiliales verbalisent leur désir de ne pas transmettre le trauma à leurs enfants, cette volonté consciente semble loin d’être suffisante pour arrêter la transmission intergénérationnelle. Dans une autre étude, Berthelot et ses collaborateurs (2014) rapportent qu’un tiers des victimes de maltraitance à l’enfance adoptent, malgré leurs intentions, les mêmes comportements avec leurs enfants. Certains auteurs suggèrent que ce n’est pas l’effet du trauma en soi qui fait qu’il se transmet à la génération suivante, mais le fait de ne pas l’avoir élaboré (Fonagy et al., 1996 ; 2023 ; Slade, 2005). Cette élaboration psychique se fait grâce à la fonction réflexive. La fonction réflexive est la capacité de réfléchir à soi et aux autres relativement aux états mentaux (par exemple les pensées, les émotions, les intentions, les désirs, les croyances) et de concevoir ces états mentaux comme étant à l’origine de ses comportements et de ceux d’autrui (Fonagy et Target, 1997).
La recherche démontre que les mères abusées ayant une bonne fonction réflexive arrivent généralement à favoriser le développement d’un attachement sécurisé chez leur enfant (Berthelot et al., 2015). Inversement, les enfants des mères avec une faible fonction réflexive présentent pour la plupart un attachement insécurisé. Ensink ses collaborateurs (2016) rapportent que les mères d’enfants agressés sexuellement ont une plus faible fonction réflexive, tout comme leur enfant. La fonction réflexive se trouve encore plus affectée lorsqu’il s’agit de cas d’inceste (Ensink et al., 2016).
Agressions sexuelles et fonction réflexive
Dans un contexte d’agressions sexuelles, la fonction réflexive est considérée comme particulièrement importante dans la régulation des affects, notamment la colère, la rage, l’angoisse et la sensation de vulnérabilité. À l’inverse, une faible fonction réflexive à l’égard du trauma peut rendre le parent plus propice à s’identifier à l’agresseur lorsqu’il se voit confronté à la détresse de son enfant. La détresse de l’enfant peut provoquer la reviviscence des expériences traumatiques de la mère et causer des états dissociatifs chez celle-ci, lors desquels elle peut démontrer des comportements effrayants, bizarres ou inappropriés à l’égard de son enfant (Main et Hesse, 1990). Ainsi, lorsque la mère est préoccupée par ses traumas passés, elle ne peut pas exercer adéquatement la fonction contenante (Malone et Dayton, 2015). Berthelot et ses différents collaborateurs (2015, 2024) postulent que si ces mères reconnaissaient l’impact de leurs expériences d’agressions sur elles-mêmes, elles seraient davantage en mesure de réguler leurs émotions. Ceci leur permettrait de rester en contact avec la réalité, même lors des moments de détresse, et, conséquemment, d’identifier et de répondre aux besoins de leurs enfants. Celles qui n’y arrivent pas risquent de présenter une dissociation et de passer à l’acte, sous la forme de fuite ou d’attaque.
Conclusion
Pour résumer, les expériences non mentalisées affectent le fonctionnement de l’individu malgré sa bonne volonté (Berthelot et al., 2013). Éviter la reproduction du trauma passe d’abord par son élaboration psychique et par son intégration (Boneva et al., 2023 ; Ensink et al., 2016). La défaillance de la fonction réflexive a été identifiée comme étant à l’origine de la transmission intergénérationnelle du trauma. En contrepartie, une fonction réflexive bien développée pourrait être un des facteurs les plus puissants de résilience. L’espace thérapeutique offre le lieu de contenance psychique nécessaire à l’élaboration qui permettrait le déploiement ou le développement de la fonction réflexive parentale, contribuant ainsi à réduire les chances de transmission intergénérationnelle.
Bibliographie
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