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De l’adversité à l’assiette : traumatismes interpersonnels à l’enfance et troubles alimentaires

Dr Christopher Rodrigue, psychologue
Psychologue clinicien au Centre d’expertise poids, image et alimentation (CEPIA) de l’Université Laval, il se spécialise dans l’évaluation et l’intervention en matière de troubles alimentaires.

 

Lily Bellehumeur-Béchamp
Doctorante en psychologie (Ph. D.), elle se spécialise dans l’étude de la trajectoire entre le traumatisme interpersonnel à l’enfance et l’apparition d’accès hyperphagiques à l’âge adulte.

 

Dr Maxime Legendre, psychologue
Psychologue clinicien au CEPIA et stagiaire postdoctoral à l’Université du Québec à Trois-Rivières (UQTR), il s’intéresse à l’incidence des traumatismes interpersonnels sur la santé mentale, l’hyperphagie et l’obésité.

 

En collaboration avec la Dre Catherine Bégin, psychologue


Les traumatismes interpersonnels pendant l’enfance (TIE), comme la maltraitance et l’intimidation, touchent environ une personne sur trois et sont associés à des conséquences durables sur le développement, la santé mentale et le bien-être (Afifi et al., 2014; Institut de la statistique du Québec, 2024). Ces traumatismes sont notamment rattachés à la présence de troubles des conduites alimentaires (TCA), caractérisés par des pensées et comportements problématiques en lien avec le poids, l’image corporelle et l’alimentation (Copeland et al., 2015; Molendijk et al., 2017).

Cet article se concentrera sur les TCA les plus étudiés : l’anorexie mentale, la boulimie et le trouble d’accès hyperphagique, qui affectent de 1 à 3 % de la population (APA, 2013). Les recherches montrent que les personnes ayant un TCA rapportent plus d’expériences traumatiques comparativement à la population générale (Trottier et MacDonald, 2017). Une méta-analyse révèle que, selon le type de traumatisme, de 21 à 59 % des personnes atteintes d’un TCA ont subi de la maltraitance durant leur enfance (p. ex., quelque 26 % ont vécu de l’abus physique et 45 % de l’abus émotionnel; Molendijk et al., 2017). L’histoire traumatique est souvent liée à un début précoce des TCA, à des symptômes alimentaires plus sévères, à des symptômes anxio-dépressifs et obsessionnels-compulsifs, à de l’impulsivité et à une faible estime de soi (Anaya et al., 2020). De plus, le risque de comorbidité avec le trouble de stress post-traumatique et le trouble de la personnalité limite est accru chez ces personnes (Trottier et MacDonald, 2017; Anaya et al., 2020). Le présent article aborde la relation entre les traumatismes interpersonnels vécus durant l’enfance et le développement d’un TCA.

Quel est le lien entre le vécu traumatique pendant l’enfance et les TCA? 

Les quelques hypothèses cliniques identifiées pour expliquer cette association évoquent les représentations de l’attachement, les émotions négatives et la régulation émotionnelle comme mécanismes explicatifs (Anaya et al., 2020; Tasca, 2019). En effet, les personnes ayant vécu des TIE subissent des niveaux de stress élevés pouvant perturber l’établissement de relations sécurisantes avec les donneurs de soins, lesquelles sont nécessaires au développement de l’attachement et de la mentalisation – soit la capacité de réfléchir à ses propres états mentaux et à ceux des autres –, ce qui peut, par conséquent, être associé à des problèmes de régulation émotionnelle (Robinson et al., 2019). Dans ce contexte, les comportements alimentaires deviennent des mécanismes inadaptés ou surutilisés de régulation émotionnelle, pouvant remplir diverses fonctions (Anaya et al., 2020; Robinson et al., 2019). Chez les personnes qui restreignent leur alimentation et tentent de contrôler leur poids, ces comportements peuvent servir à maintenir un sentiment de contrôle de l’expérience émotionnelle, permettant par exemple de se rassurer ou de se sécuriser dans un milieu abusif. Chez les personnes dont le profil comportemental est, au contraire, caractérisé par la suralimentation, la nourriture peut remplir une fonction d’évitement des émotions inconfortables ou de recherche de réconfort. Ainsi, la répétition de ces comportements alimentaires en réponse à des expériences désagréables répétées, et aux émotions inconfortables qui y sont associées, peut contribuer à les renforcer et favoriser le développement d’un TCA.

Approche sensible au trauma : lignes directrices pour l’évaluation et l’intervention

Compte tenu du lien étroit entre les TIE et les TCA, il est essentiel de considérer une approche sensible au trauma chez les jeunes et les adultes. Cette approche souligne l’importance, pour les professionnels, de créer un espace physiquement et émotionnellement sécuritaire pour la personne, et de porter attention aux interventions pouvant être perçues comme retraumatisantes ou abusives (Brewerton, 2019). L’image corporelle, le poids et l’alimentation sont, pour plusieurs, au cœur d’expériences traumatisantes et répétées (p. ex., l’intimidation par les pairs). Ainsi, il faut rester attentif, particulièrement avec cette clientèle, à ses propres attitudes et biais concernant le poids et l’alimentation, afin de ne pas perpétuer de violences interpersonnelles (p. ex., jugements, critiques) au sein de la relation thérapeutique.

D’abord, les intervenants doivent être conscients de la forte prévalence des TIE chez ces personnes et savoir les évaluer adéquatement. Les TIE peuvent être explorés lors d’entretiens non structurés, ou à l’aide d’outils standardisés qui permettent une évaluation plus systématique. Il existe de nombreuses mesures adaptées à diverses clientèles, couvrant plusieurs formes d’exposition traumatique et de symptômes associés (voir Strand et al., 2005; et Saini et al., 2019). Les symptômes alimentaires peuvent également être évalués à l’aide de divers questionnaires (voir Micali et House, 2011; et Schaefer et al., 2021), les plus utilisés étant le Eating Attitudes Test (EAT; Garner et al., 1982) et le Eating Disorder Examination-Questionnaire (EDE-Q; Fairburn et Beglin, 1994). Il est essentiel d’établir la chronologie des événements de vie (y compris les expériences traumatiques et les symptômes de stress post-traumatique), d’une part, et des symptômes de TCA et de leur évolution, d’autre part, afin de comprendre les fonctions des comportements alimentaires en lien avec le trauma pour mieux orienter le traitement. Plus précisément, cela aidera à mieux comprendre la ou les fonctions émotionnelles des comportements alimentaires actuels, en lien avec les émotions associées aux traumatismes. 

Concernant le traitement des TCA, les approches classiques (p. ex., la thérapie cognitive-comportementale; Fairburn et al., 2003) ne tiennent pas compte de certaines particularités émergentes des TIE. Dans ces approches, une attention est rapidement portée aux comportements alimentaires et à l’image corporelle, afin d’aider les personnes à arrêter la restriction et les comportements compensatoires, puis à diminuer les épisodes de suralimentation. Nous allons, par exemple, amener les personnes à s’exposer à l’alimentation, à modifier leurs fausses croyances concernant le poids et l’alimentation, à favoriser une plus grande acceptation de leur corps, et à développer une meilleure capacité à identifier les déclencheurs liés aux épisodes de suralimentation afin de réduire l’occurrence des épisodes. Ce sont des techniques d’intervention qui ont prouvé leur efficacité dans le traitement des TCA (Monteleone et al., 2022), mais qui peuvent être limitées en présence de TIE et de difficultés relationnelles associées. 

Étant donné l’incidence des traumatismes sur les représentations de l’attachement, la méfiance et la résistance thérapeutique sont souvent présentes. Cela peut se manifester par un refus de collaborer dans les séances ou de réaliser les exercices demandés. Les approches thérapeutiques qui combinent le travail sur le trauma, les enjeux interpersonnels et les symptômes du TCA seront privilégiées (Brewerton, 2023). Selon ces approches, les comportements alimentaires remplissent des fonctions psychologiques de régulation des conflits interpersonnels, ceux-ci étant étroitement imbriqués dans l’historique traumatique de la personne. Il est crucial de bien comprendre la fonction de ces comportements pour évaluer le rythme des interventions et déterminer des objectifs réalistes. En effet, si un comportement alimentaire (p. ex., la suralimentation) offre un refuge émotionnel ou permet d’éviter des émotions difficiles liées à une expérience traumatique, il serait inefficace et potentiellement nuisible de tenter de travailler rapidement sur cet aspect sans considérer sa fonction. Il est donc recommandé d’aborder les enjeux relationnels en concomitance avec le rétablissement des symptômes alimentaires en psychothérapie. 

Ainsi, nous recommandons des approches qui ciblent les liens entre TCA et trauma, notamment en considérant les difficultés relationnelles et d’attachement, la dysrégulation émotionnelle et la mentalisation. L’apprentissage de la tolérance à l’inconfort émotionnel et de la régulation des émotions est central. Une approche prometteuse qui intègre ces éléments est la thérapie basée sur la mentalisation pour les TCA (TBM; Robinson et al., 2019). Dans cette approche, on accompagne notamment la personne dans le développement d’une meilleure compréhension de ses états mentaux ainsi que des émotions et réactions associées aux événements traumatiques, puis dans l’accroissement de sa capacité à réfléchir à ceux-ci au quotidien, plutôt que de se tourner vers des comportements alimentaires. De plus, une attention particulière est portée à la relation thérapeutique. Un lien thérapeutique sécurisant peut être réparateur, aidant à développer une vision plus stable et positive du monde, tout en montrant que les besoins relationnels et affectifs peuvent être comblés autrement que par les comportements alimentaires ou le contrôle du poids (Mantilla et al., 2019).

Avant d’aborder le trauma en psychothérapie, il convient de suivre certaines recommandations. D’abord, dans le travail avec les personnes mineures, il est important d’impliquer les personnes responsables (p. ex., les parents) afin de les informer des problématiques repérées et de les soutenir dans leur rôle. Les symptômes mettant la vie en danger, comme le sous-poids sévère, doivent être traités en priorité, car la dénutrition nuit aux capacités d’apprentissage. Un suivi médical est nécessaire jusqu’au rétablissement du poids. Le risque suicidaire, l’automutilation et d’autres comportements dommageables doivent également être abordés dès le départ, avec des stratégies renforçant la tolérance à la détresse. Enfin, la personne doit montrer une ouverture et une motivation à travailler sur les symptômes liés au trauma. Traiter un TCA chez une personne traumatisée est un processus complexe nécessitant une formation et une supervision continues pour garantir un traitement adapté et efficace et éviter de causer du tort.

Conclusion 

Le TIE affecte une large part de la population et peut contribuer au développement d’un TCA. La relation entre les TIE et les TCA est complexe, tout comme le choix du traitement approprié. Il est important de noter que toutes les personnes ayant vécu un TIE ne développent pas nécessairement un TCA, ni n’ont besoin d’une approche centrée sur le trauma. Comprendre ce lien est néanmoins essentiel pour orienter l’évaluation et le traitement des personnes concernées, favoriser chez elles une relation saine avec soi-même, les autres, le poids et l’alimentation, et contribuer à un rétablissement durable.

Bibliographie

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