Danielle Desjardins : entendre l’essentiel, transmettre l’intangible
André Lavoie, journaliste
Photo : Louis-Étienne Doré
Passionnée, curieuse de tout et, de son propre aveu, un peu rebelle (« Je n’ai jamais eu de patron de ma vie! »), Danielle Desjardins ne souhaitait qu’une chose en devenant psychologue : offrir à ceux et celles qui souffrent, qui se posent des questions, « un espace qui n’existe nulle part ailleurs et n’est destiné qu’à soi ». Cet espace, elle l’a construit pendant plus de 30 ans, tout en évoluant dans le milieu universitaire à titre de superviseure. Cet accompagnement des psychologues en devenir l’a tout autant occupée que ses activités cliniques : elle n’a jamais cessé de réfléchir à la singularité de ce type d’enseignement et à la façon d’en faire évoluer la pratique. Participer activement à la « chaîne de transmission » des connaissances au sein de la profession aura été le leitmotiv de sa carrière.
À fréquenter autant d’étudiants et de collègues pendant tant d’années, elle a forcément marqué de nombreux psychologues qui auront désiré, à sa suite, tendre vers les mêmes idéaux de justice, le même souci de rigueur. Dans son rôle d’accompagnement, Danielle Desjardins demeure consciente de sa responsabilité, sachant à quel point la qualité de l’enseignement, de l’engagement et du sens critique de certains professeurs ou mentors peut nous inspirer tout au long de notre existence. Elle se souvient d’ailleurs avec tendresse d’une de ces figures marquantes, qui allait lui apprendre dès l’école primaire l’importance de l’éducation, laquelle peut mener à l’affirmation de soi et au refus de se faire dicter sa conduite.
Du Refus global à l’existentialisme
« En cinquième année, grâce à Mme Drapeau, j’ai eu mon initiation à la conscience sociale. Elle nous avait fait lire le manifeste Refus global [publié en 1948, rédigé par le peintre Paul-Émile Borduas et signé par un groupe de 16 artistes, les automatistes]. Elle nous disait à quel point nous étions privilégiés de pouvoir nous instruire dans des écoles qui n’étaient plus dirigées par des religieux », se souvient, amusée, la psychologue.
Avec le recul, quel sens donne-t-elle à la lecture du célèbre manifeste, qui prône la liberté de penser (« Au refus global nous opposons la responsabilité entière », écrivait Borduas) et le pouvoir de la création dans une société étouffante, ainsi qu’au vibrant plaidoyer de son enseignante? « Je voyais justement cela comme une grande responsabilité. J’ai compris plus tard que la liberté, ça venait avec une forme d’engagement. D’où mon intérêt pour l’existentialisme, qui a été un des fondements de ma carrière de psychologue : la conscience de la liberté et de la responsabilité fondamentale de nos choix. C’est en assumant la responsabilité de nos rêves qu’on peut les réaliser. Le chemin est souvent long et le courage nécessaire pour tous les efforts qu’on devra fournir pour y arriver, et c’est parfois dans l’espace de psychothérapie qu’on le trouvera. »
Psy et rien d’autre
Si certaines personnes prennent du temps avant de trouver leur voie, cela n’a pas été le cas de Danielle Desjardins, qui ne se souvient pas d’un moment d’hésitation face à son choix de carrière. Dès l’adolescence, être psychologue relevait de l’évidence. Pour accueillir les souffrances, certes, mais souvent aussi pour agir face aux innombrables injustices.
« L’aspect social du métier m’intéressait beaucoup, dit celle qui a grandi dans le quartier Sainte-Dorothée à Laval. À l’époque, deux grandes injustices me troublaient : la conception même de l’homosexualité et le statut social des femmes à plusieurs égards. » Pour la future psychologue, le portrait qu’on faisait de ces deux réalités était intolérable. « Ça me semblait inadmissible de concevoir l’homosexualité et, souvent, le désir d’affirmation de soi comme des maladies mentales. Dans les années 1960, la réalité de nos mères n’était pas très reluisante : elles n’avaient pas besoin de parler très fort pour qu’on leur prescrive des somnifères… Et que dire des époux qui pouvaient enfermer leur conjointe en psychiatrie? Naïvement, mon désir était d’avoir une influence sur cette partie de ma réalité. »
De détermination et de liberté
L’expression « quand on veut, on peut » aurait pu être inventée pour la famille Desjardins. « Mon père, un homme de très peu de mots, restait discret à ce sujet, mais ma mère, qui faisait partie de cette génération de féministes qui comptait Janette Bertrand et Thérèse Lavoie-Roux, ne cachait pas son amertume de ne pas avoir pu faire des études universitaires. Elle était en révolte contre l’Église, lisait des livres à l’index, et une chose était claire dans son esprit : peu importe ce que je ferais de ma vie, il fallait étudier! Sur ce point, elle ne discutait pas. Mon frère et ma sœur n’ont pas épousé le rêve maternel avec le même élan que moi, mais nous partagions tous la même détermination et le même désir de liberté face à notre destinée : le premier a construit un voilier dans le garage familial alors qu’il n’avait que 18 ans, pour faire le tour du monde – il vit maintenant en Australie –, et la seconde a toujours nourri ses passions artistiques. »
Entendre l’essentiel
Jamais Danielle Desjardins n’a douté que sa place était dans le domaine de la psychologie. Au milieu de ses études de baccalauréat à l’Université de Montréal, elle s’est offert une année de pause pour soumettre à l’épreuve du réel ce qu’elle imaginait de son futur métier. C’est ainsi qu’elle a travaillé dans une maison pour femmes en difficulté (qui plus tard deviendra Le Chaînon), puis à la Direction de la protection de la jeunesse, qui venait d’être créée, en 1979. Ces expériences n’ont fait que raffermir son projet : la pratique clinique.
Une fois sa maîtrise en counseling obtenue, Danielle Desjardins juge son bagage insuffisant pour pratiquer son métier avec compétence et, surtout, de manière utile. C’est en Louis Guérette (1942-2003), psychiatre à l’hôpital Notre-Dame et professeur à l’Université de Montréal, qu’elle trouvera le mentor qui lui fallait. « C’était un homme d’une grande humanité, érudit, ancré dans la vie, et profondément engagé à l’égard de ses patients, même en dehors de son travail – en prenant le temps de parler à ceux de ses patients qu’il pouvait croiser au parc La Fontaine, sachant que quelques-uns d’entre eux ne réussiraient pas à se rendre à leur rendez-vous. »
Son mentor avait su trouver cet équilibre essentiel et délicat entre, d’un côté, la rigueur, la science et les connaissances et, de l’autre, la présence et la sensibilité intuitive, qui permet de construire cette relation essentielle au travail avec chaque patient. À travers les hésitations et les incertitudes de patients qui peinaient à formuler leur souffrance et leurs besoins, il nous montrait comment entendre « l’essentiel », qui, il nous le rappelait souvent, « est redondant ».
Donner au suivant
L’influence de Louis Guérette aura été marquante pour la psychologue. Elle a cherché à s’en inspirer en gardant toujours à l’esprit cet enseignement selon lequel le psychologue doit tenter de « résonner » à l’expérience et aux besoins uniques de chacun de ses patients. Cette posture l’a aussi guidée dans une autre facette de sa carrière, la supervision – d’abord à l’Université de Montréal, avec Conrad Lecomte. « Notre groupe de superviseurs se réunissait toutes les semaines, et nous réfléchissions à nos pratiques », se souvient Danielle Desjardins. C’était à ses yeux un milieu d’apprentissage et de réflexion très riche, qui lui aura permis de mieux comprendre toute la complexité de l’accompagnement dans le cheminement professionnel des psychologues : il s’agit d’œuvrer au développement d’une posture « en résonance », à celui des connaissances essentielles pour parvenir à cette posture et à celui, plus complexe encore, du jugement clinique. Lorsque l’occasion lui sera offerte d’enseigner la supervision à l’Université du Québec à Montréal à titre de chargée de cours, elle y verra une occasion inestimable de poursuivre encore cette réflexion autour du développement de l’expertise des psychologues.
Que retire-t-elle de cet accompagnement d’un bon nombre d’étudiants et de professionnels venus travailler en supervision? « J’ai souvent tenté d’être à la hauteur de Louis. C’était un très bon pédagogue. Et c’était un psychiatre. Au fil de mon travail de superviseure, j’ai rencontré des psychothérapeutes de tous horizons : de la psychologie, bien sûr, mais aussi du service social, de la sexologie, de la psychiatrie et d’autres. J’y ai appris beaucoup sur nos identités professionnelles, à la fois si semblables et si distinctes. Et surtout, complémentaires les unes aux autres. »
En plus de 30 ans de carrière, elle aura vu défiler de nombreux psychologues en devenir. « Je dois admettre que les étudiants d’aujourd’hui sont extraordinairement savants. Les programmes de psychologie actuels leur permettent de développer une culture scientifique et un esprit critique solides. Toutefois, l’importance accordée aux données probantes et aux traitements validés dans les programmes en psychologie ne doit pas occulter l’espace nécessaire au développement de la compétence clinique. Comprendre la réalité d’un patient unique n’est pas qu’affaire de données probantes! La personne devant soi est faite de chair et de sang, et c’est elle que l’on doit être disposé à écouter. »
Selon la psychologue aguerrie, qui prendra bientôt sa retraite, son métier – pourtant complexe – est ancré dans une chose toute simple. « Nous faisons quelque chose que tout le monde fait : écouter. Beaucoup de professionnels, comme des médecins ou des avocats, savent aussi le faire. Évidemment, c’est à la fois la science, les connaissances acquises et l’intention qui nous anime, chacun différemment, qui donneront à cette écoute tout son sens et qui la rendront utile à celui ou celle qui la réclame. »
Apprendre, étudier, comprendre pour écouter, et être en lien tant avec ses patients qu’avec ses étudiants ou ses collègues psychologues. Durant toute sa carrière, en plus d’incarner le rôle de psychologue avec engagement et détermination, Danielle Desjardins aura su alimenter de façon magistrale la « chaîne de transmission des connaissances » au sein de la profession.
À traits levés
Un livre marquant
Le prince des marées, de Pat Conroy
Un film inspirant
In the Mood for Love, de Wong Kar-wai
Une figure inspirante
Le couple Simone de Beauvoir – Jean-Paul Sartre;
Si je n’étais pas psychologue, je serais…
«psychologue. C’est la chose que je voulais faire. »