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Introduction au dossier – Les traumas de l'enfance

Dr Nicolas Berthelot, psychologue | Expert invité
nicolas.berthelot@uqtr.ca

Professeur titulaire à l’Université du Québec à Trois-Rivières et titulaire de la Chaire de recherche du Canada en traumas développementaux, il est également directeur du projet STEP, un projet visant à comprendre et intercepter les trajectoires intergénérationnelles des traumas.


La compréhension approfondie de ce que représente l’expérience de traumas, tant chez les enfants que chez les adultes ayant traversé de telles expériences, constitue un pilier de la pratique psychologique, quels que soient la spécialisation des professionnels (évaluation diagnostique; psychothérapie individuelle, conjugale ou familiale; neuropsychologie; etc.), leur milieu de pratique et leur clientèle. Dans ce dossier thématique, le terme traumas désigne les conséquences de l’exposition, durant l’enfance ou l’adolescence, à des événements ou des situations perçus par l’individu comme menaçants ou préjudiciables, tant sur le plan physique que sur le plan émotionnel (Substance Abuse and Mental Health Services Administration, 2014). En général, les articles de ce numéro se concentrent plus précisément sur les traumas découlant de l’expérience d’une forme de maltraitance au cours de l’enfance, des expériences vécues par environ le tiers des Québécois et des Canadiens (Afifi et al., 2014; Garon-Bissonnette et al., 2022). Cette introduction au dossier thématique met en lumière quatre constats sur les traumas qui sont susceptibles d’orienter la pratique des psychologues en ce qui a trait à l’évaluation diagnostique, à l’intervention psychothérapeutique et à la recherche scientifique.

Quatre constats susceptibles d’influencer la pratique des psychologues

Premièrement, il est aujourd’hui largement reconnu que l’expérience de traumas au cours de l’enfance ou de l’adolescence est l’un des plus importants déterminants des troubles mentaux chez l’enfant et l’adulte (Teicher et al., 2022). Les traumas joueraient même un rôle causal dans l’essor de nombreuses psychopathologies, dont la schizophrénie, le trouble déficitaire de l’attention avec ou sans hyperactivité et la dépression majeure (Kelleher et al., 2013; Warrier et al., 2021). La prévention des troubles mentaux implique donc de porter une attention prioritaire à la prévention des traumas et à la mise en œuvre d’interventions thérapeutiques précoces susceptibles de limiter les effets de ces expériences sur le développement.

Deuxièmement, la recherche sur les traumas amène à repenser en profondeur les nosologies psychiatriques actuelles, soulignant le besoin de systèmes de classification plus sensibles aux expériences traumatiques et à leurs répercussions complexes. À titre d’exemple, au cours des dernières années, deux nouveaux diagnostics ont été proposés pour rendre compte de la présentation clinique des jeunes et des adultes ayant vécu des traumas persistants dans le contexte de relations d’attachement, soit les diagnostics de trauma développemental (van der Kolk et al., 2009) et de trouble de stress post-traumatique complexe (OMS, 2022). Or, bien que ce dernier diagnostic ait été formellement reconnu dans la Classification statistique internationale des maladies et des problèmes de santé connexes (CIM-11; OMS, 2022), il ne figure pas parmi les diagnostics du DSM-5-TR, et le diagnostic de trauma développemental demeure sous étude. Par ailleurs, de récentes études tendent également à démontrer que le profil clinique et neurobiologique des troubles mentaux chez les personnes ayant vécu des traumas serait distinct de celui des personnes présentant les mêmes troubles mais n’ayant pas vécu de traumas (Teicher et al., 2022). Notamment, les troubles mentaux s’inscrivant dans une trajectoire traumatique débuteraient plus tôt, comporteraient davantage de comorbidités, seraient plus persistants et présenteraient un amalgame de symptômes distinct de celui des troubles ne s’inscrivant pas dans une histoire traumatique (Lippard et Nemeroff, 2020). Ceci amène des chercheurs à proposer l’inclusion de spécificateurs tels que « avec histoire de maltraitance » aux diagnostics de troubles mentaux du DSM-5 afin de refléter cette hétérogénéité dans les diagnostics et de mieux orienter les interventions cliniques et la recherche scientifique (Teicher et al., 2022). Des développements en ce qui a trait aux systèmes de classification diagnostique utilisés par les psychologues sont donc à envisager au cours des prochaines années.

Troisièmement, de récentes études suggèrent que l’efficacité des interventions thérapeutiques (tant pharmacologiques que psychothérapeutiques) dans la prise en charge de la dépression, des psychoses et des troubles de la personnalité varierait sensiblement selon l’histoire traumatique de l’individu, ce qui souligne la nécessité d’une approche personnalisée dans le traitement des troubles psychologiques (Teicher et al., 2022). Par exemple, certains antidépresseurs seraient largement moins efficaces dans le traitement de la dépression chez les adolescents et les adultes ayant vécu des traumas que chez les personnes souffrant de dépression mais n’ayant pas d’antécédents traumatiques (Lippard et Nemeroff, 2020). En ce qui a trait à la psychothérapie, de récentes études rapportent une efficacité différente de certains modèles d’intervention dans le traitement de la dépression chronique en présence d’une histoire traumatique (Krakau et al., 2024) et témoignent de l’importance cruciale des facteurs communs, de la capacité des psychologues à adapter leurs pratiques avec flexibilité, d’une prise en compte des facteurs transférentiels et d’une disponibilité soutenue dans le temps dans le cadre des interventions auprès des personnes souffrant de troubles mentaux et ayant un vécu traumatique (Craighead et Nemeroff, 2005; Norcross et Wampold, 2019).

Par ailleurs, l’efficacité de certains modèles d’intervention dans le traitement de diverses séquelles associées aux traumas est soutenue par des données probantes (pour un résumé, consulter le site du California Evidence-Based Clearinhouse for Child Welfare). Certains de ces modèles d’intervention sont d’ailleurs discutés dans ce numéro thématique, dont le modèle Attachement, régulation et compétence (voir l’article de Collin-Vézina, Bruneau-Bhérer et Matte-Landry) et la thérapie cognitivo-comportementale axée sur le trauma (voir l’article de Denis et Gamache). Ces interventions impliquent généralement des principes qui s’appliquent de manière transversale aux différents paradigmes d’intervention, lesquels sont mis de l’avant dans les récents guides de pratique en matière de trauma (American Psychological Association, 2024; Kezelman et Stavropoulos, 2012). Il est toutefois à noter qu’il existe une vaste hétérogénéité dans les réactions aux traumas, ce qui suggère que les interventions utilisées dans le traitement des traumas pourraient ne pas avoir une portée universelle (Gee, 2021). Il serait ainsi souhaitable de voir émerger au cours des prochaines années une « médecine personnalisée » en matière de trauma qui permettrait d’orienter les choix thérapeutiques selon les caractéristiques des personnes et les défis particuliers qu’elles rencontrent dans l’intégration et la résolution psychologique de leur histoire traumatique (Berthelot et Garon-Bissonnette, 2024).

Quatrièmement, il est important de réaliser que les traumas ne sont pas une fatalité et qu’une large proportion des personnes ayant vécu des mauvais traitements au cours de leur enfance s’avèrent résilientes, en ce sens qu’elles ne présentent pas de diagnostics de troubles mentaux ou de symptômes significatifs à l’âge adulte (Berthelot et Garon-Bissonnette, 2024). Cela s’explique notamment par le fait que ce n’est pas l’expérience d’adversité en soi qui engendre le trauma, mais le fait d’avoir été laissé seul face à l’ampleur et à la complexité des pensées, émotions, représentations et sensations qu’engendrent ces expériences (Fonagy et al., 2023). De récentes études confirment en ce sens le rôle protecteur de l’élaboration psychologique des expériences traumatiques de l’enfance dans le contexte d’une relation sécurisante et soutiennent ainsi indirectement le rôle clé des psychologues dans la résolution de ces expériences (Berthelot et al., 2024).

De l’urgence de moderniser les pratiques cliniques et d’optimiser la recherche sur les traumas

Bien que des avancées importantes aient été réalisées au cours des dernières décennies en ce qui concerne notre compréhension des effets des traumas et des modalités de prise en charge, il demeure urgent de moderniser les pratiques cliniques et d’optimiser la recherche sur les traumas, autant au Québec qu’à l’international. Ce besoin urgent de solutions innovantes est d’abord soutenu par le fait que le nombre de signalements de cas de maltraitance atteint des sommets inégalés depuis quelques années, au Québec et ailleurs dans le monde. Parallèlement, nous observons une complexification des cas pris en charge par les services de première et de deuxième ligne et par les services de protection de la jeunesse. Les services peinent à répondre aux besoins complexes de ces jeunes et de ces familles, une observation d’ailleurs largement partagée par la Commission spéciale sur les droits des enfants et la protection de la jeunesse. Or, la recherche scientifique informe malheureusement toujours peu les décisions cliniques. En effet, peu de traitements pour les victimes de maltraitance disposent de données probantes pouvant soutenir leur efficacité (Shonkoff, 2016), et les approches de prévention existantes semblent n’avoir que des retombées limitées (Euser et al., 2015; Viswanathan et al., 2018). Ce manque d’avancées majeures en matière d’intervention n’est probablement pas étranger au fait que la moitié des études sur le trauma visent à documenter le fait pourtant bien connu que ces expériences ont des répercussions négatives, alors qu’une faible minorité d’études scientifiques abordent les thèmes prioritaires que sont les interventions préventives (2 % des études) et thérapeutiques (6 % des études) auprès des victimes d’abus ou de négligence (Berthelot et al., 2020). En somme, la réponse sociale, clinique et scientifique à l’égard des traumas demeure clairement sous-optimale. Or, comme l’évoquait éloquemment Simone de Beauvoir : « Rien n’est plus douloureux que de tendre la main dans le vide, espérant qu’on la saisira, et de sentir encore et encore cette indifférence qui nous laisse isolés avec nos besoins. » Cet état de fait appelle des actions concertées impliquant les cliniciens, les décideurs et les chercheurs. Les psychologues, avec leur expertise unique et leur engagement envers le bien-être public, ont une position idéale pour diriger l’intégration des connaissances sur les traumas dans les pratiques cliniques et pour orienter la recherche vers des solutions innovantes et applicables. Heureusement, le Québec occupe actuellement une position particulièrement favorable au chapitre des compétences, des expertises, des infrastructures de recherche et de la conscience sociale pour s’engager dans des actions significatives.

Au programme de ce dossier thématique

Les premiers articles de ce numéro thématique contribuent à mettre en lumière certaines séquelles méconnues des traumas de l’enfance. Les deux premiers textes se concentrent sur la période de l’enfance et de l’adolescence. D’abord, l’article de Domon-Archambault et Terradas aborde les effets des traumas sur le développement de la confiance épistémique. Ce concept, récemment introduit par Peter Fonagy et ses collaborateurs, est central dans toutes les formes de psychothérapie, puisqu’il réfère à la capacité d’une personne à considérer les informations provenant d’autrui comme pertinentes, dignes de confiance et applicables dans sa propre vie. Cet article est suivi d’une contribution de St-Pierre et Cellard, qui traitent des problèmes cognitifs associés à l’expérience de traumas sévères et persistants et discutent de pistes d’intervention visant à promouvoir le fonctionnement cognitif. Ensuite, l’article de Richard traite des traumas chez les jeunes présentant une déficience intellectuelle et de l’intrication complexe de ces deux problématiques.

Ces trois premiers articles laissent ensuite place à trois textes traitant davantage de la période adulte. Dans un premier temps, Bigras, Vaillancourt-Morel et Godbout relèvent que les répercussions des traumas sur la sexualité à l’âge adulte ne se limitent pas aux traumas de nature sexuelle, et que l’intervention psychothérapeutique auprès des couples présentant des problèmes sexuels requiert une considération attentive de l’histoire traumatique des partenaires et doit être adaptée en conséquence. Ensuite, Rodrigue, Bellehumeur-Béchamp et Legendre traitent du lien entre les traumatismes de l’enfance et les troubles des conduites alimentaires, et proposent des pistes de réflexion pour l’intervention. Pour conclure cette section, Boneva, Terradas et Puentes-Neuman abordent la façon dont l’expérience d’agressions sexuelles complexifie l’expérience et l’exercice de la maternité, et témoignent du fait que l’élaboration psychique de l’expérience traumatique est un élément central des processus thérapeutiques visant notamment à limiter les répercussions intergénérationnelles des traumas.

Le dossier thématique se conclut par deux textes présentant des modèles d’intervention qui disposent de données probantes et qui sont largement diffusés au Québec. D’abord, Collin-Vézina, Bruneau-Bhérer et Matte-Landry soulignent que l’intervention en matière de trauma auprès des enfants et des adolescents requiert une action concertée des systèmes gravitant autour de ces derniers. Pour s’attaquer à cet enjeu systémique et organisationnel, les autrices introduisent le modèle Attachement, régulation et compétence. Ensuite, l’article de Denis et Gamache présente la thérapie cognitive-comportementale centrée sur le trauma, une psychothérapie individuelle impliquant la participation des parents non agresseurs.

En somme, le présent dossier thématique rappelle que les traumas de l’enfance jouent un rôle fondamental dans l’étiologie des difficultés rencontrées par bon nombre de personnes faisant appel aux services des psychologues. Les articles de ce numéro montrent éloquemment qu’il est impératif que les psychologues soient sensibles aux enjeux particuliers rencontrés par les personnes ayant vécu des traumas et qu’ils intègrent les connaissances dans le domaine à leurs pratiques d’évaluation et d’intervention afin d’améliorer leur efficacité. Les textes témoignent également de la nécessité pour les psychologues d’assumer un fort leadership en matière de trauma afin d’orienter la science vers des études novatrices et translationnelles et de soutenir le déploiement de pratiques innovantes auprès des personnes à risque de traumas ou ayant vécu de telles expériences.

Bibliographie

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  • ee, D. G. (2021). Early adversity and development: Parsing heterogeneity and identifying pathways of risk and resilience. American Journal of Psychiatry, 178(11), 998-1013. https://doi.org/10.1176/appi.ajp.2021.21090944 
     
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  • Kezelman, C. A. et Stavropoulos, P. A. (2012). Practice guidelines for treatment of complex trauma and trauma informed care and service delivery. Adults Surviving Child Abuse (ASCA). https://apo.org.au/sites/default/files/resource-files/2012-09/apo-nid31272.pdf 
     
  • Krakau, L., Ernst, M., Hautzinger, M., Beutel, M. E. et Leuzinger-Bohleber, M. (2024). Childhood trauma and differential response to long-term psychoanalytic versus cognitive-behavioural therapy for chronic depression in adults. The British Journal of Psychiatry, 1-8. https://doi.org/10.1192/bjp.2024.112