L’intégration culturelle et le bien-être psychologique : recette simple ou idéal élusif?
Dr Andrew G. Ryder, psychologue
Le Dr Ryder est professeur agrégé et directeur associé au Département de psychologie de l'Université Concordia. Il dirige le laboratoire Culture, santé et personnalité du Centre de recherche clinique en santé. Il est également chercheur affilié à l'Unité de recherche en culture et santé mentale de l'Hôpital général juif.
Marina M. Doucerain
Mme Doucerain est professeure au Département de psychologie de l’Université du Québec à Montréal.
Alyona, originaire de Russie, vit à Montréal avec son mari et ses deux fils depuis sept ans. Interrogée sur son identité, elle hésite. Lectrice assidue du journal moscovite Novaya Gazeta, elle sacrifie temps et argent pour que ses enfants fréquentent l’école russe chaque semaine. Et pourtant, de retour à Montréal après des vacances en Russie, elle a la sensation de rentrer chez elle. Alyona se dirait donc Canadienne-Russe. Si l’on en croit les écrits en psychologie interculturelle, cette posture d’intégration biculturelle serait particulièrement propice au bien-être psychologique (Nguyen et Benet-Martínez, 2013). La recette ne semble toutefois pas à toute épreuve : Alyona se sent souvent inquiète, elle voit les choses en noir de plus en plus souvent.
En effet, bien que l’intégration soit globalement liée au bien-être psychologique, la situation n’est pas si simple, car de nombreux facteurs s’ajoutent à l’équation : en particulier les dispositions et les capacités individuelles des migrants, ainsi que le climat d’accueil et les possibilités d’intégration. Nous passons en revue cette relation complexe qu’entretiennent les migrants vis-à-vis des différentes traditions culturelles présentes dans leur vie, et nous discutons brièvement des implications qui en découlent pour la pratique clinique.
L’acculturation : enjeu de taille et risque pour le bien-être
À l’instar d’Alyona, les migrants font face à de nombreux défis à leur arrivée dans un nouveau pays. Au-delà de la gestion du quotidien dans un contexte étranger, ils doivent entre autres recréer un tissu social et renégocier leur identité et leurs pratiques culturelles. La tâche est ardue, et peut compromettre le bien-être psychologique des migrants. En effet, les données de l’enquête sur la santé dans les collectivités canadiennes (ESCC) recueillies par Statistique Canada en 2000-2001 montrent que même si les migrants arrivent au pays avec une santé mentale en moyenne meilleure que celle des personnes nées au Canada (un phénomène appelé « l’effet de l’immigrant en bonne santé »), leur santé mentale décline au fil du temps (Ali, McDermott et Gravel, 2004). Il est donc essentiel que nous arrivions à cerner les facteurs garantissant le maintien du bien-être psychologique dans cette population.
L’intégration comme stratégie d’acculturation pour créer du bien-être psychologique
Les chercheurs en psychologie interculturelle ciblent le besoin de créer du bien-être psychologique chez la population. Cette question met typiquement l’accent sur le rôle des stratégies d’acculturation des migrants. Selon le modèle initialement développé par John Berry, chercheur canadien et pilier de la recherche dans ce domaine, et ses collègues (Sam et Berry, 2010), les migrants doivent négocier de front deux enjeux culturels lors de leur adaptation dans une nouvelle société : dans quelle mesure ils s’attachent à préserver leur culture d’héritage, et dans quelle mesure ils s’attachent à adopter la nouvelle culture dominante – un terme à géométrie variable et parfois ambigu dans les métropoles multiculturelles comme Montréal, et qui désigne globalement la culture du groupe ethnolinguistique dominant.
Contrairement à ce qui était mis de l’avant il y a quelques décennies (Gordon, 1964), ces deux enjeux sont relativement indépendants, de telle sorte qu’adopter une certaine orientation envers sa culture d’héritage ne détermine en rien la manière dont on envisage la culture dominante. Quatre stratégies d’acculturation résultent du croisement de ces deux enjeux culturels. Dans le cas d’Alyona, qui tâche tout à la fois de maintenir sa culture d’héritage russe et d’adopter la culture dominante, il s’agit de la stratégie d’intégration. S’attacher uniquement au maintien de la culture d’héritage consiste en une stratégie de séparation, tandis que cultiver uniquement l’adoption de la culture dominante consiste en l’assimilation. Enfin, la marginalisation se définit par le rejet des cultures d’héritage et dominante.
Un grand nombre d’études menées dans différents pays et auprès de populations migrantes variées se sont penchées sur la relation entre ces stratégies d’acculturation et le bien-être psychologique des migrants. Une méta-analyse a confirmé, au moyen d’un éventail d’indicateurs (Nguyen et Benet-Martínez, 2013), que la stratégie d’intégration est celle qui crée le plus de bien-être psychologique. La solution semble donc évidente : il suffirait que les migrants adoptent cette stratégie, et le problème serait réglé. Ce n’est malheureusement pas aussi simple. En effet, l’intégration dépend, dans une large mesure, des dispositions et des capacités individuelles des migrants, ainsi que du climat d’accueil et du contexte dans lequel ils vivent à leur arrivée.
Adopter une stratégie d’intégration en fonction des capacités et des dispositions individuelles
Les interactions sociales avec les membres de la nouvelle culture dominante sont un véhicule privilégié pour l’acquisition de cette culture par les migrants. La maîtrise de la langue dominante, nécessaire pour ces interactions, est donc un prérequis essentiel à la stratégie d’intégration. En effet, une étude portant sur des immigrants adolescents chinois en Ontario a trouvé un lien positif entre la maîtrise de l’anglais (mesurée grâce à une batterie de tests langagiers standardisés) et l’adoption de la culture dominante (Jia, Gottardo, Chen, Koh et Pasquarella, 2016).
Ceci dit, même si l’on maîtrise la langue dominante, jongler entre les demandes et l’influence de deux traditions culturelles au jour le jour reste une gageure. Il est donc facile d’imaginer que certaines différences individuelles viennent faciliter ou entraver le développement de la stratégie d’acculturation. Le rôle du besoin de fermeture cognitive (Webster et Kruglanski, 1994), un trait de personnalité faisant référence à la tolérance à faire face à l’incertitude, en est un excellent exemple. Une personne avec un haut besoin de fermeture cognitive ressentira une aversion profonde pour l’ambiguïté et un désir prononcé d’obtenir des réponses à toutes les questions qui se présentent. Ce trait pourrait rendre l’adoption de la nouvelle culture plus difficile pour ce type de personne. Une étude a testé cette hypothèse parmi des immigrants d’Amérique latine en Suisse et en Italie (Ramelli, Florack, Kosic et Rohmann, 2013). Comme prévu, les résultats ont montré que les participants avec un besoin de fermeture cognitive plus élevé favorisaient le maintien de leur culture d’héritage, mais étaient réticents quant à l’adoption de la culture dominante – ce qui consiste en une stratégie de séparation et non d’intégration.
Par ailleurs, même si l’on choisit une stratégie d’intégration, il existe plusieurs manières de gérer cette stratégie au quotidien. Par exemple, Alyona pourrait agir « à la russe » à la maison et avec sa famille, et souscrire à la culture dominante au travail et avec ses amis montréalais. On parlerait alors de compartimentation de ses identités culturelles. Alternativement, Alyona pourrait se sentir « Canadienne-Russe » en toute situation, au travail comme à la maison. Selon une étude faite sur des personnes multiculturelles au Canada, ces différentes manières de gérer l’intégration peuvent être plus ou moins bénéfiques (Yampolsky, Amiot et De la Sablonnière, 2016). Compartimenter ses identités culturelles est lié au fait de ressentir moins de bien-être psychologique qu’une approche où ces différentes identités sont amalgamées en un tout cohérent.
Ces trois études sont utilisées ici à titre d’exemple. Elles illustrent l’idée que des différences individuelles peuvent jouer un rôle de taille dans la facilité des migrants à adopter une stratégie d’intégration, et dans les implications de cette stratégie pour le bien-être psychologique des migrants.
Des stratégies d’acculturation diverses selon le contexte
Au-delà des dispositions individuelles des migrants, l’adaptation à une nouvelle société ne se fait pas en vase clos. Même avec la meilleure volonté du monde, adopter de nouvelles pratiques culturelles présuppose l’existence d’occasions concrètes pour le faire. La discrimination perçue par les migrants est un bon indicateur de ces occasions et donc de la facilité à adopter la culture dominante de leur société d’accueil.
Ainsi, une étude récente faite au Canada sur 7000 immigrants (Berry et Hou, 2016) a montré que le niveau de discrimination perçue par les participants était lié au type de stratégie d’acculturation choisie. Ceux qui vivaient davantage de discrimination privilégiaient une stratégie de séparation par rapport à l’intégration. Ceci reflète un désengagement de la culture dominante, vraisemblablement à cause d’un sentiment de rejet par la société d’accueil.
Pas de « taille unique » pour la relation entre intégration et bien-être
De manière plus large, Richard Bourhis, chercheur à Montréal, et ses collègues, ont depuis longtemps mis de l’avant l’importance des idéologies et des politiques d’intégration de la société dominante dans le type de stratégie d’acculturation choisie par les migrants, et dans les implications pour le bien-être de ces choix (Bourhis, Moïse, Perreault et Senécal, 1997). Par exemple, pour deux migrants qui choisissent la stratégie d’intégration, celui vivant dans un contexte où la société dominante favorise et soutient la stratégie de séparation ressentirait moins de bien-être que celui vivant dans une société encourageant l’intégration.
C’est en effet ce qu’ont conclu les auteurs d’une étude à propos de rapatriés de l’ex-Union soviétique en Finlande, en Allemagne et en Israël (Jasinskaja-Lahti, Liebkind, Horenczyk et Schmitz, 2003). Les immigrants dont la stratégie préférée était le plus en conflit avec celle promue par la société dominante ont rapporté avoir vécu plus de stress que les autres immigrants. Ces résultats trouvent écho dans les théories de l’« adéquation culturelle », ou dans l’idée que les personnes dont les caractéristiques personnelles épousent plus étroitement les caractéristiques de leur contexte socioculturel ressentent davantage de bien-être.
Intégration et bien-être : qu’est-ce qui mène à quoi?
La relation entre la stratégie d’intégration et le bien-être est donc nuancée par l’importance du contexte et des différences individuelles. Une autre pièce importante du puzzle réside dans le fait que les études existantes, transversales pour la plupart, ne nous permettent absolument pas de déterminer si l’intégration mène au bien-être, ou vice versa. Si les modèles théoriques en vigueur laissent entendre que le bien-être est une conséquence de l’intégration, Floyd Rudmin, un critique sévère dans ce domaine de recherche, suggère que l’inverse est tout aussi probable, sinon plus : les personnes hautement stressées éviteraient l’intégration en raison « des conflits additionnels et du stress relié à la diversité culturelle engendrés par cette stratégie » (Rudmin, 2009, p. 115). Cette ambiguïté représente un obstacle de taille dans la mise en place d’interventions ciblant le bien-être des migrants.
Acculturation et bien-être psychologique : implications cliniques
Pour en revenir au cas d’Alyona, son endossement de la stratégie d’acculturation n’est malheureusement pas lié au bien-être escompté, que suggère la recherche dans ce domaine. Le fait qu’elle ressente de la discrimination au travail et que certaines dispositions psychologiques rendent son intégration difficile sont autant d’explications possibles qui pourraient être considérées dans une démarche clinique.
Le Dr Laurence Kirmayer, psychiatre montréalais et chef de file en psychiatrie transculturelle, et ses collègues confirment cette importance des variables contextuelles dans la mise en œuvre de stratégies cliniques auprès des migrants. Dans une revue détaillée des problèmes de santé mentale chez les migrants, ils maintiennent qu’une attention particulière au contexte social et culturel des migrants permet d’améliorer l’efficacité des méthodes de diagnostic et de traitement traditionnelles (Kirmayer et al., 2011). La culture peut en effet profondément façonner toutes les facettes de la santé mentale, de la présentation des symptômes aux mécanismes compensatoires utilisés – un principe central de la psychologie culturelle-clinique (Ryder et Chentsova-Dutton, 2015). D’une certaine manière, la stratégie d’intégration est la concrétisation psychologique d’un idéal social, prônée par tous. Il est toutefois apparent que cette stratégie et ses bienfaits sont sujets à maintes nuances contextuelles, sur le plan intra-personnel autant que sur le plan socio-culturel. Pour éviter que les migrants comme Alyona ne soient laissés pour compte, il est donc important de mieux cerner les caractéristiques et les déterminants d’une intégration réussie. Certaines pistes existent, mais notre cartographie du territoire reste à développer.
Références
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