Les manifestations du TDAH au sein du couple : état des connaissances et recommandations cliniques
Dre Caroline Dugal, psychologue
Professeure au Département de psychologie de l’Université du Québec à Trois-Rivières (UQTR), membre chercheuse du Centre de recherche interdisciplinaire sur les problèmes conjugaux et les agressions sexuelles (CRIPCAS) et psychologue à la clinique CCCF à Longueuil. Elle étudie la violence, les conflits et la sexualité des couples.
Audrey Brassard, psychologue
Professeure titulaire au Département de psychologie de l’Université de Sherbrooke et membre chercheuse du CRIPCAS. Elle étudie l’attachement, l’adaptation sexorelationnelle et la violence conjugale.
Dre Nadine Tremblay, psychologue
Psychologue clinicienne et associée à la clinique CCCF. Cette clinique spécialisée en thérapie conjugale est un partenaire du CRIPCAS.
Des études révèlent que, comparativement aux adultes de la population générale, ceux vivant avec un trouble du déficit de l’attention avec ou sans hyperactivité (TDAH) présentent des taux plus élevés d’insatisfaction relationnelle, de séparation ainsi que de violence lors des conflits (pour une revue, voir Wymbs et al., 2021). Pour les psychothérapeutes conjugaux, il est commun de rencontrer des couples qui vivent de la détresse associée au TDAH, qu’il soit diagnostiqué ou non. Or, la recherche sur les manifestations du TDAH au sein du couple demeure embryonnaire, ce qui contribue au manque de connaissances et de ressources pour les cliniciens qui oeuvrent auprès de cette population. C’est sans compter le fait que le trouble est plus difficile à détecter à l’âge adulte, ce qui mine l’efficacité des interventions usuelles en psychothérapie conjugale. Le présent article propose un survol des connaissances actuelles sur les effets du TDAH dans le couple, les défis associés à la psychothérapie conjugale et les pistes d’intervention à envisager.
L’identification du TDAH chez l’adulte en psychothérapie conjugale
Les psychothérapeutes conjugaux observent que les couples dont au moins un des partenaires présente un TDAH tendent à consulter en psychothérapie conjugale pour les mêmes raisons que les autres couples : incapacité à se comprendre, conflits qui s’enveniment, sentiment d’éloignement ou difficulté dans la gestion des responsabilités familiales (Pera et Robin, 2016). En effet, ce ne sont pas tous les couples vivant de la détresse liée aux manifestations du TDAH qui nomment ce trouble dans leurs motifs de consultation : plusieurs n’ont pas reçu de diagnostic, certains minimisent ou nient les symptômes, et d’autres les attribuent à des traits de personnalité. La présentation clinique des adultes ayant un TDAH peut aussi varier considérablement, certains présentant principalement des comportements d’inattention, d’autres surtout de l’hyperactivité et de l’impulsivité, et d’autres encore une combinaison de ces comportements (American Psychiatric Association, 2013 ; Kessler et al., 2010). Ainsi, il peut être ardu de différencier les difficultés relationnelles qui découlent des manifestations du TDAH de celles qui sont propres à la dynamique conjugale. Certaines difficultés et expériences émotionnelles seraient toutefois typiquement rapportées par les couples vivant de la détresse associée aux manifestations du TDAH.
Manifestations du TDAH dans le quotidien des couples en détresse
La plupart des plaintes formulées par les couples dont au moins un des partenaires a des symptômes liés au TDAH concernent des frustrations vécues au quotidien : oublis répétés (rendez-vous, paiement de factures, etc.), incapacité à initier et à terminer des tâches, procrastination fréquente et décisions impulsives (par exemple, des achats importants non planifiés) (Pera et Robin, 2016). Chez les parents, on constate également une difficulté à organiser et à suivre des routines ainsi qu’à détecter les situations risquées, et un style disciplinaire laxiste ou, au contraire, intransigeant (Johnston et al., 2012).
La dynamique relationnelle la plus fréquente chez les couples en détresse débute habituellement à la suite d’un oubli, ou encore de l’abandon d’une responsabilité par la personne ayant un TDAH. Celle-ci peut alors faire l’expérience de la honte ou de l’anxiété et réagir en banalisant les oublis ou en rejetant la responsabilité sur l’autre. L’autre partenaire peut répondre initialement en prenant en charge ces responsabilités, ce qui crée un déséquilibre dans la répartition des tâches, qui est souvent comparé à une dynamique parent-enfant (Pera et Robin, 2016). Toutefois, lorsque les oublis ou les abandons se répètent, l’autre partenaire peut les interpréter comme de la paresse ou comme un manque de considération à son égard. Ceci peut générer de la tristesse, du ressentiment et de l’insatisfaction, auxquels le partenaire peut réagir en blâmant l’autre ou en exprimant de la frustration. La personne ayant un TDAH peut interpréter cela comme des tentatives de contrôle ou une confirmation de son incompétence, ce qui peut contribuer à son découragement ou à un sentiment de colère ou d’échec, et accentuer ainsi l’évitement ou le rejet de la responsabilité (Canu et al., 2014). La figure 1 (ci-dessous) montre un exemple de la dynamique. Au fil du temps, les partenaires se retrouvent pris dans une boucle de rétroaction négative qui potentialise le risque de conflits et de désengagement. La personne ayant un TDAH se sent incomprise, découragée, et croit ne pas être à la hauteur alors que sa ou son partenaire se sent exténué, peu considéré et peu important.
Manifestations du TDAH dans l’intimité émotionnelle et sexuelle des couples
Les manifestations du TDAH peuvent aussi altérer la communication et l’intimité émotionnelle au sein du couple (Ben-Naim et al., 2017). En effet, les difficultés liées à la mémoire de travail, à la distractibilité et à l’impulsivité des adultes ayant un TDAH ont été associées à une attention moindre lors de conversations, à une tendance à interrompre l’autre, à une difficulté à définir et à partager son vécu émotif, à une plus faible expérience d’empathie émotionnelle ainsi qu’à des réactions émotionnelles excessives pouvant générer de la peur chez le partenaire (Anh-Luu et al., 2022 ; Groen et al., 2018 ; Pera et Robin, 2016 ; Roshani et al., 2017 ; Wymbs et al., 2017). Dans ce contexte, il est recommandé d’évaluer la présence de violence conjugale.
Sur le plan de la sexualité, les écrits empiriques révèlent que les adultes qui ont des symptômes liés au TDAH, peu importe leur présentation, rapporteraient plus de troubles associés à la fonction sexuelle (difficulté liée à l’atteinte de l’orgasme, fonction érectile, douleur, etc.), une plus faible initiation sexuelle, plus de distractibilité durant les activités sexuelles (Bijlenga et al., 2018 ; Jabalkandi et al., 2020) et des conduites infidèles plus fréquentes (Tuckman, 2020 ; VanderDrift et al., 2017). En présence de symptômes d’hyperactivité/ impulsivité plus sévères, ils rapporteraient aussi des comportements d’hypersexualité plus fréquents (c’est-à-dire une préoccupation intense quant à la sexualité et une difficulté à contrôler leurs impulsions sexuelles ; Böthe et al., 2019 ; Hertz et al., 2022).
Au sein de la relation de couple, le partenaire peut ainsi se plaindre d’une impression de manque de connexion émotionnelle (Ben-Naim et al., 2017), interpréter certains comportements comme de la passivité, de l’inexpérience ou du désintérêt (Betchen, 2003 ; Canu et Carlson, 2013), ou encore avoir l’impression que l’autre ne décode pas bien ses signaux d’intérêt ou de désintérêt sexuel (Pera et Robin, 2016). Lorsqu’elles ne sont pas comprises comme découlant d’un trouble neurodéveloppemental, ces manifestations peuvent être interprétées par le partenaire comme un manque d’intérêt ou de considération. Cela peut entraîner des malentendus, de la tristesse, du désarroi, un sentiment d’être délaissé ou de ne pas pouvoir être soi-même, ce qui peut contribuer à maintenir les difficultés du couple (Pera et Robin, 2016).
Défis liés à l’intervention conjugale
Ce ne sont pas toutes les personnes rencontrant des difficultés liées au TDAH qui reconnaissent le trouble, qui l’acceptent ou qui ont recouru à de l’aide thérapeutique ou psychopharmacologique. Ainsi, l’intervention auprès de ces personnes peut varier grandement au chapitre de la difficulté, et cela peut affecter l’expérience et le sentiment de compétence des psychothérapeutes oeuvrant auprès de cette population. Pera et Robin (2016) soulignent qu’en thérapie conjugale, ces clients sont plus à risque d’avoir de la difficulté à expliquer les raisons qui motivent leurs comportements impulsifs, d’oublier des choses importantes qui se sont déroulées en séance ou de ne pas effectuer les exercices entre les rencontres. Selon la sévérité et la présentation des symptômes du trouble, ces personnes peuvent peiner à rester attentives lorsque leur partenaire s’exprime, et leur impulsivité peut les amener à interrompre le thérapeute et le partenaire, et à s’exprimer ou à réagir avec moins de sensibilité. Ainsi, un psychothérapeute qui ne considère pas le TDAH pourrait interpréter certains gestes comme un manque d’engagement envers la thérapie, de la mauvaise foi, voire de la résistance (Betchen, 2003). Cela peut générer de l’exaspération ou de l’irritation susceptible d’altérer l’alliance thérapeutique et d’augmenter le risque de triangulations. Par exemple, le thérapeute peut s’allier, inconsciemment ou non, avec le partenaire non TDAH et accentuer la pression de performance sur le partenaire TDAH. Il peut aussi s’allier avec le partenaire TDAH et demander au partenaire non TDAH de réduire ses attentes et lui proposer des stratégies pour pallier les difficultés de l’autre, ce qui peut être invalidant et contribuer à maintenir la dynamique parent-enfant.
Pistes d’intervention
La psychothérapie conjugale vise à aider le couple à mieux comprendre sa dynamique relationnelle problématique, les besoins affectifs non comblés qui la sous-tendent ainsi que le rôle joué par le TDAH dans cette dynamique afin de construire de nouvelles interactions plus satisfaisantes et favorisant le rapprochement affectif des partenaires. Elle ne constitue pas un moyen de « changer » le partenaire TDAH ou d’utiliser le partenaire non TDAH comme cothérapeute afin de surcompenser les difficultés liées au TDAH. D’une part, la psychothérapie conjugale a pour but de responsabiliser le partenaire TDAH quant aux manifestations de son trouble au sein du couple et quant au développement de stratégies psychologiques et/ou pharmacologiques pour les réduire. D’autre part, elle vise à aider le partenaire non TDAH à établir des objectifs réalistes reposant sur une meilleure compréhension et acception de l’autre, à diminuer les blâmes et la critique sur des comportements découlant du trouble, et à offrir du soutien et du renforcement.
En plus des stratégies usuelles (développement de stratégies d’écoute empathique et d’expression des besoins affectifs, réduction du blâme et de l’évitement, etc.), Betchen (2003), Wymbs et Molina (2015) et Pera et Robin (2016) proposent quelques interventions spécifiques pour ces couples. Par exemple, la psychoéducation sur le TDAH et ses manifestations au sein du couple peut aider les partenaires à ajuster leurs attentes et leurs interprétations et à promouvoir la tolérance et l’acceptation. Des interventions visant la réduction de l’impulsivité et l’amélioration de l’intimité émotionnelle et sexuelle peuvent aussi être intégrées, selon les compétences du psychothérapeute, dans le suivi conjugal ou dans un suivi parallèle. Finalement, ces couples peuvent bénéficier d’interventions visant l’acquisition de stratégies d’organisation (par exemple, un calendrier commun avec des alertes, des rencontres d’organisation journalières) ou le renforcement des habiletés parentales. Cependant, comme peu d’études à ce jour ont tenté de mieux comprendre les couples touchés par le TDAH en thérapie conjugale, il faut faire preuve de prudence quant aux résultats présentés et poursuivre la recherche en ce sens.
Bibliographie
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