Une place pour les enfants en psychothérapie familiale
Louise Laberge, psychologue
Exerçant en pratique autonome, elle est aussi thérapeute conjugale et familiale, coprésidente de l’Association des psychothérapeutes psychanalytiques du Québec (APPQ), ainsi que chargée de cours et superviseure au doctorat en psychologie de l’Université de Sherbrooke.
En psychothérapie familiale, une trahison a été commise à l’encontre de l’enfant puisque peu d’attention est accordée à sa manière ludique et non verbale de s’exprimer alors que l’intérêt principal se porte vers les parents, qui s’expriment verbalement (Andolfi, 2022). Traiter conjointement des adultes et des enfants représente un problème de taille et le travail avec ces derniers demeure marginal et négligé (Andolfi, 2001 ; 2022 ; Dupont et Bardou, 2020 ; Gammer, 2005). Pourtant, il est essentiel d’entendre la voix de l’enfant (Andolfi, 2022 ; 2001 ; Gammer, 2005 ; Roberge, 2022) pour le dégager du rôle de porte-parole et de bouc émissaire de la souffrance familiale.
« L’enfant permet au thérapeute d’entrer dans le labyrinthe de la famille en étant une sorte de fil d’Ariane… (Andolfi, 2001 ; 2022) […] Il fournit des points de repère comparables aux cailloux laissés par le Petit Poucet pour retrouver son chemin : en y étant attentif, le thérapeute peut avoir une vue d’horizon de la famille, comme s’il chaussait les bottes de sept lieues du Chat botté (Caillé et Rey, 1994). » (Roberge, 2022, p. 36).
L’expression non verbale, ludique et corporelle de l’enfant permet la mise en forme de ce qui ne peut pas encore se représenter dans la famille (Granjon, 2016). À ce sujet, les concepts suivants sont éclairants : espace et objets traditionnels (Winnicott, 1975) ; espace intermédiaire et objets flottants (Caillé et Rey, 1994) ; objet brut ou de relation (Granjon, 2016 ; Joubert et Durastante, 2006). Un article précédent aborde ces concepts en illustrant l’importance des jeux et des dessins en thérapie familiale (Roberge, 2022).
La psychothérapie familiale favorise une expérience groupale nouvelle pour développer ou restaurer une aire de jeu en soutenant le processus d’élaboration pour que la famille retrouve une fonction « contenante » – notamment des affects et des angoisses (Joubert et Durastante, 2006 ; Granjon, 2005 ; 2016). Cela ne va pas sans difficulté puisque les parents n’arrivent jamais en thérapie avec l’intention de jouer, ce qui impliquerait qu’ils s’adaptent à l’enfant et non l’inverse (Gammer, 2005).
Cet article illustre, par des exemples tirés de la pratique clinique1 de l’auteure, comment favoriser la participation active d’enfants âgés de 4 à 12 ans en psychothérapie familiale à partir des modalités d’intervention suivantes : la sculpture, le génogramme ainsi que l’histoire familiale collective.
Les sculptures : un premier exemple clinique
La famille consulte en raison de l’anxiété manifestée par l’aînée. Invité à sculpter sa famille, le benjamin (4 ans) demande à ses parents et à ses deux soeurs de s’asseoir autour de lui. Lors du retour, la mère dit avoir perçu la forme d’une fleur et mentionne que son fils s’est placé au centre de la famille. Vient le tour de l’aînée (8 ans) : elle se représente seule et éveillée dans sa chambre durant la nuit, alors que sa soeur est endormie, et que le petit dort avec leur mère. Lors du retour, l’aînée révèle que son frère dort avec sa mère quand son père s’absente pour son travail. Madame dit avoir peur quand son mari s’absente et que la présence de son fils la réconforte. Les parents dévoilent aux enfants avoir été inquiets concernant la santé du père, mais être rassurés par des examens médicaux récents.
Dans ce premier exemple clinique, les sculptures des enfants ont permis d’aborder des craintes partagées par plusieurs membres de la famille alors qu’au départ, c’est l’anxiété de l’aînée qui avait motivé la consultation. Les sculptures ont aussi dégagé la rivalité fraternelle en dévoilant la place privilégiée occupée par le fils.
Les sculptures : un deuxième exemple clinique
Des entrevues familiales ont lieu avec un père et ses quatre enfants après le départ soudain de la mère, qui vient de s’installer dans une ville éloignée avec un autre homme. Lors des séances, malgré les tentatives du père, les enfants ne veulent pas parler de leur mère, qu’ils n’ont pas vue depuis longtemps. En plus d’être préoccupé par l’impact affectif sur ses enfants du départ de leur mère, le père consulte en raison des chicanes fraternelles intenses. Le benjamin (6 ans) réalise une sculpture représentant les quatre enfants en train de se battre, l’un faisant semblant de serrer la gorge de l’autre, les plus jeunes finissant par pleurer.
Dans ce deuxième exemple clinique, lors du retour, on apprend que les chicanes fraternelles permettent aux plus jeunes de pleurer, aux plus vieux de les consoler, et qu’il s’agit des seuls moments où la peine de chaque enfant peut être exprimée et partagée. Cette sculpture a donc donné accès à la tristesse sous-jacente des enfants, que les mots seuls n’avaient pas permis d’atteindre.
Le génogramme
Lorsqu’on construit un génogramme, les enfants peuvent participer. On peut ainsi leur proposer d’y écrire leur prénom et leur âge puis leur demander ce qu’ils savent de la rencontre entre leurs parents. On peut suggérer aux parents de raconter l’histoire familiale en s’adressant aux enfants plutôt qu’au psychologue ou au psychothérapeute ; on invitera ensuite les enfants à poser des questions ou à dire ce qu’ils connaissaient déjà et ce qu’ils viennent d’apprendre. On peut aussi demander aux enfants de parler des caractéristiques des personnes de la famille étendue (Gammer, 2005).
Un génogramme animalier peut être proposé. Pour représenter les caractéristiques des personnes, des figurines d’animaux2 sont alors rendues disponibles. Les enfants peuvent représenter un grand-père autoritaire par un lion, ou un parent particulièrement protecteur par un kangourou ou une poule.
Pour qualifier les relations, de petites images peuvent être fournies, par exemple un lapin pour représenter une relation détendue, un tigre pour une relation tendue, des oiseaux inséparables pour une relation très proche. Chacun est invité à coller, sur sa propre copie du génogramme3, l’image représentant sa perception de la relation, les plus jeunes enfants étant aidés par les parents au besoin.
Pendant que tout le monde construit le génogramme, les enfants peuvent être invités à dessiner sur un thème significatif. On pourrait, par exemple, proposer à des enfants de parents immigrants de représenter la vie de leurs parents durant leur enfance dans leur pays d’origine et le lieu où ils ont grandi, d’après leur imagination.
L’histoire familiale collective
Les membres d’une famille peuvent être invités à élaborer, à partir d’images, une histoire exprimant leurs préoccupations, ce qui permet aux enfants de verbaliser plus facilement les leurs4.
Par exemple, chaque membre d’une famille peut recevoir cinq images, distribuées de manière aléatoire, qu’il est le seul à voir. Ensuite, chacun est invité à choisir l’image représentant le mieux ses préoccupations ou son état émotif, à la montrer et à l’expliquer aux autres. Par la suite, les membres de la famille peuvent commenter les cartes choisies par les autres ou poser des questions aux autres membres à propos de leur choix.
Une deuxième activité peut être proposée. Les membres de la famille sont invités à imaginer une histoire en utilisant à tour de rôle une carte à la fois parmi celles qu’ils ont chacun en main. Ainsi, la famille crée un récit en s’inspirant des images sur lesquelles des pensées, des préoccupations et des sentiments sont projetés. Une fois que toutes les cartes ont été déposées sur la table, les membres de la famille sont invités à dégager les éléments narrés qui les interpellent.
L’histoire familiale collective : exemple clinique
Lors d’une histoire ainsi élaborée, une fillette a raconté qu’une maman kangourou était très fatiguée. Son frère a enchaîné en disant qu’un papa ours dormait beaucoup. Au fil du récit imaginé par la famille, un ogre et d’autres personnages affamés sont apparus. Dans ce dernier exemple clinique, par leur récit, les enfants ont exprimé leurs inquiétudes concernant leurs parents, lesquels avaient entrepris la thérapie familiale parce qu’ils étaient inquiets pour leurs enfants. Lors du retour, les membres de la famille ont nommé un besoin partagé d’affection, d’attention, de réconfort, de valorisation, alors qu’habituellement ils exprimaient peu de tendresse les uns envers les autres et se critiquaient mutuellement.
Conclusion
Les exemples précédents illustrent qu’il est possible d’impliquer activement des enfants en psychothérapie familiale et que leur contribution permet d’aller au coeur de la dynamique relationnelle de la famille. Le rôle du psychologue ou du psychothérapeute en thérapie familiale est d’observer attentivement le matériel exprimé par l’enfant en gardant à l’esprit le ou les symptômes et les motifs de consultation. Il favorise les échanges entre les membres de la famille à partir du matériel exprimé par l’enfant, jouant ainsi un rôle plus discret qu’en psychothérapie individuelle d’enfant (Caillé et Rey, 1994 ; Gammer, 2005). Il évite d’interpréter de manière hâtive (Winnicott, 1975), puisque les moments clés sont ceux où les membres de la famille se surprennent eux-mêmes ainsi que les uns les autres. Il accomplit un travail patient de médiation entre les générations en traduisant les modalités de pensée et de communication des membres de la famille (Andolfi, 2001).
Accueillir le matériel exprimé par l’enfant en deçà des mots peut être difficile pour le psychologue ou le psychothérapeute en thérapie familiale. Il doit accepter de ne pas tout savoir ou tout comprendre, et de réapprendre à jouer (Granjon, 2016). Pour entendre la voix des enfants, le psychologue ou le psychothérapeute rend disponible son propre appareil psychique, tolère l’intrusion et l’effraction (Granjon, 2016), élabore ses résonances internes (Andolfi, 2001) et son contre-transfert (Cancrini, 2004). Essentiellement, il s’agit pour le psychologue ou le psychothérapeute de poursuivre un travail sur soi (Dupont, 2017) afin d’écouter d’abord l’enfant en lui-même.
Notes
- Les exemples rapportés s’inspirent notamment de séances de thérapie familiale réalisées comme co-thérapeute avec des stagiaires supervisés du doctorat en psychologie (programme enfance-adolescence-parents) de l'Université de Sherbrooke.
- L’idée d’un tel génogramme animalier a été suggérée par une étudiante du programme de doctorat en psychologie, cheminement en psychologie clinique de l’enfant, de l’adolescent et des parents de l’Université de Sherbrooke.
- Il s’agit de fournir à chacun une copie du génogramme où sont écrits les noms des membres de la famille nucléaire et des personnes significatives de la famille élargie.
- Des cartes imagées de jeux de société comme « Invente-moi une histoire » ou « Dixit » peuvent être utilisées.
Bibliographie
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