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Au revoir!

Pierre Desjardins, psychologue, consultant et ex-directeur de la qualité et du développement de la pratique de l'Ordre des psychologues du Québec*.


Avertissement : cette chronique ne contient aucune donnée probante. C’est une chronique différente que je vous propose en guise d’au revoir, une chronique pas du tout scientifique, une chronique qui se voulait au départ rétrospective et qui finit par être davantage introspective, une chronique d’opinion, dont certains passages prennent la forme d’un billet d’humeur.

J’aurai bientôt 68 ans et j’ai passé plus de 16 ans à la Direction de la qualité et du développement de la pratique. Le temps est venu frapper à ma porte à quelques reprises au cours des dernières années pour me rappeler qu’habituellement les gens de mon âge mettent la pédale douce et modifient l’équilibre entre leur vie professionnelle et leur vie personnelle. Le temps, fin psychologue, avait utilisé une formule élégante et bienveillante pour me dire en somme de me tasser.

— Déjà! lui ai-je répondu, quand je n’ai plus été capable de faire semblant que je ne l’entendais pas.

— Mais je ne suis pas vieux, je suis en pleine forme, regardez, à peine quelques cheveux gris, ai-je ajouté en me frictionnant le bas du dos pour chasser la douleur que je ressentais depuis que j’avais tenté tout de go, sans réchauffement, d’attacher mes chaussures ce matin-là.

— Et puis, pour preuve de ce que j’avance, demandez à… à… voyons, c’est quoi son nom déjà? Aidez-moi, vous la connaissez, c’est mon adjointe, elle travaille dans le bureau à côté. Elle vous confirmera que je suis indispensable, que le bureau ne peut se passer de moi, que je suis toujours l’homme de la situation.

Mais le temps en avait vu d’autres et il ne s’est pas laissé convaincre.

La vraie question, celle qui me taraude, est plutôt : est-ce que moi, je peux me passer du bureau? Être psychologue, être directeur de la qualité et du développement de la pratique représente un pan immense de mon identité. Je me sens comme un patient à qui son médecin explique qu’il faut lui amputer les deux jambes. Est-ce qu’on peut repousser ça? Comment pourrai-je vivre sans mes deux jambes quand ce sont mes qualités de sprinteur qui m’ont permis de faire ma marque? Mais bon, il faut que j’y aille avec la logique, parce que le coeur a de la misère à suivre. Je dois donc répéter, comme un mantra, que vient un moment où il faut arrêter de courir pour pouvoir enfin profiter d’une simple promenade sans autre but que de contempler ce qui nous entoure et d’en jouir. Oui… c’est vrai que c’est beau, un arbre. « Et puis après? » me direz-vous. Après? Il n’y a pas d’après, ou en tout cas il est préférable de ne pas s’y attarder, ce que nous enseigne la méditation pleine conscience. C’est quand même bien de disposer de toutes sortes de techniques pour se centrer sur l’être quand l’avoir se dérobe. Et puis, prendre sa retraite, c’est aussi « s’enlever de dans le chemin », ce qui, à une certaine étape de la vie, est une excellente façon d’être utile à sa communauté, non ? Pensons à tous ces « aînés » qui roulent à 20 km/h sur l’autoroute Métropolitaine. Quoi de mieux pour les aider à se rendre utiles que de leur demander de ne plus prendre leur voiture? Suis-je rendu là?

Mais non, je vous (me) rassure, je ne suis pas si vieux que ça. Mais réfléchir à un avenir qui ne cesse de rétrécir m’a apporté tout un lot d’interrogations et d’inquiétudes devant la perspective d’un saut non pas tant vers l’inconnu que vers l’irrémédiable. Alors que je suis encore capable de profiter pleinement de la vie, ou du moins que je crois l’être, j’ai décidé, non sans ambivalence et avec plus qu’un pincement au coeur, de quitter mon poste à l’Ordre des psychologues. Ce poste, passionnant, m’aura poussé à me dépasser, à sortir de ma zone de confort pour apporter une humble contribution dans de nombreux dossiers de première importance, tant pour la protection du public que pour le développement de la profession de psychologue, l’un et l’autre allant de pair. Il m’aura aussi permis de faire des rencontres formidables, de développer des liens de complicité, d’amitié même, dans des contextes où au départ j’aurais cru récolter surtout de vaines frustrations dans un climat d’adversité et d’animosité.

Mon arrivée à l’Ordre

Avant mon arrivée à l’Ordre, je me considérais, et je me considère d’ailleurs toujours, comme un psychologue ordinaire ou moyen, qui aimait bien son travail de clinicien, qui se passionnait pour la compréhension de l’incompréhensible et qui voulait être utile aux autres. Un p’tit gars d’Hochelaga-Maisonneuve, fils d’ouvriers qui s’étaient toujours débattus pour se sortir de leur condition modeste, qui réalisait en somme les désirs de ses parents. Leurs désirs ou les miens, au fait?

J’étais, et je suis encore, constamment aux prises avec le sentiment de ne pas être à ma place au sein de cette élite intellectuelle et professionnelle, et je me disais qu’il fallait que je fasse le moins de remous possible pour qu’on ne remarque pas l’imposture. Mission impossible, c’est plus fort que moi, je suis comme un carencé qui ne peut s’empêcher d’attirer l’attention des autres. J’ai, entre autres, attiré l’attention de Mme Rose-Marie Charest, avec qui j’ai eu le privilège de travailler, d’abord à l’Université de Montréal puis dans une clinique privée, et avec qui j’ai établi des liens de grande complicité. Et avoir des affinités avec Rose-Marie (pour moi, Mme Charest, c’est Rose-Marie), ce n’est quand même pas rien. Elle était alors présidente de l’Ordre des psychologues et elle n’arrivait pas à combler un nouveau poste, celui de conseiller à la qualité et au développement de la pratique, qui est devenu plus tard un poste de directeur. Il semble bien que Rose-Marie voyait en moi des choses que je ne croyais pas avoir. Comment en effet comprendre qu’en 2002, alors qu’il y avait près de 7000 psychologues, Rose-Marie ait pensé à moi? Faute de pain, on mange de la galette, me suis-je dit. Je pensais qu’elle devait vraiment être mal prise ou, sinon, qu’elle était aveuglée par quelque chose. J’étais absolument convaincu qu’il ne manquait pas de candidats plus compétents que moi pour occuper ce poste. Je me sentais donc plutôt mal à l’aise de soutenir que j’avais ce qu’il fallait. Mais Rose-Marie a su être suffisamment insistante pour me convaincre et j’ai fait le saut. Je ne regrette rien. C’est la meilleure décision que j’ai prise dans ma carrière et je ne peux aujourd’hui que lui être immensément reconnaissant d’avoir cru en moi et de m’avoir ouvert les portes d’une vie professionnelle riche et trépidante, qui m’aura permis de m’épanouir pleinement.

La tentation du cynisme

Nous faisons face, à l’Ordre, à des enjeux dont la complexité peut échapper au regard extérieur ; mais bien qu’il soit important de voir ce qui ne marche pas, il faut passer du « mode critique » au « mode solution ». Il est plus facile de faire avancer les choses quand, ayant mis le doigt sur ce qui ne fonctionne pas, on propose, sur la base d’une analyse rigoureuse, des façons différentes de faire. En la matière, j’ai beaucoup appris de mes collègues, en particulier d’Édith Lorquet, notre directrice des services juridiques. Jamais découragée par l’adversité, elle n’hésite pas à prendre le taureau par les cornes quand c’est nécessaire, et elle m’a convaincu, par ses paroles et par ses gestes, que tous les problèmes ont leurs solutions et qu’il suffit de se donner la peine de les chercher ou de faire preuve d’un minimum de créativité pour les trouver. Facile de comprendre avec Édith que notre fonds de commerce, à l’Ordre, n’est pas de se plaindre de ce qui ne va pas ni de se vautrer dans la frustration, mais de travailler à améliorer ou à changer les choses.

Formidable apprentissage pour une personne qui, comme moi, a une grande facilité à critiquer les choses et à manifester tout son cynisme. Ne trouvez-vous pas qu’on a l’air plus intelligent si on critique avec hargne que si on encense avec enthousiasme? Mais cynisme et lucidité ne peuvent être confondus, et il y a un piège pour celui qui érige le cynisme en doctrine. Son regard est en effet empreint d’absolutisme, il ne peut voir que ce qui ne va pas et il ne peut pas, conséquemment, s’engager à mettre l’épaule à une roue dans laquelle il n’a de cesse de mettre des bâtons. Il est, en un sens, condamné à un malheur qui le nourrit, du moins sur le plan narcissique, quand il n’est pas voué à mettre sans fin en échec ce contre quoi il s’élève pour démontrer que son point de vue n’est pas celui d’une personne cynique, mais bien celui d’une personne lucide.

Les autres

Bien que j’aie pu en avoir envie à plusieurs occasions, je ne pouvais faire fi des autres, ni les contourner. Ça aurait été tellement plus facile de travailler seul, tellement plus rapide. Mais aussi tellement moins porteur. Tous ces autres qui ont été mes interlocuteurs, ce sont ceux qui, comme nous, sont percutés par l’évolution de notre système professionnel et qui travaillent dans les ministères, à l’Office des professions, à l’Institut national d’excellence en santé et en services sociaux (INESSS), ou encore qui ont des fonctions similaires aux nôtres dans leur ordre professionnel. Ce sont aussi les membres du conseil d’administration et du comité de direction de l’Ordre. Bien sûr, j’ai porté un regard critique sur eux, sur leurs travaux, sur leurs prises de position ou sur leurs capacités à bien comprendre les enjeux. Je n’ai pas pu m’empêcher de les juger, trop souvent à tort et à travers, mais je me suis toujours efforcé de demeurer curieux devant la différence, et surtout bienveillant et respectueux. Sans ça, aucune relation de confiance possible, aucune possibilité d’avoir un impact positif. La confiance, ça se mérite et ça s’entretient. Il a fallu m’assurer qu’ils sachent et qu’ils sentent qu’en aucun temps je ne les déconsidérais. Il a fallu que j’ancre mon engagement dans la conviction qu’ils n’ont jamais été des adversaires même s’ils pouvaient soutenir des positions opposées, mais bien des partenaires dont j’ai voulu m’approcher, qui m’ont inspiré, qui m’ont contraint à me dépasser et avec lesquels je me suis engagé dans une véritable recherche de changements porteurs.

Ma formation professionnelle, notamment en psychothérapie, m’a beaucoup aidé en ce sens. J’avais en effet appris que les solutions des autres doivent d’emblée être considérées comme les meilleures qu’ils aient pu trouver avec tout ce dont ils disposaient alors. Si on cherche à leur imposer le changement plutôt que de les soutenir dans un processus de changement, on les force à recourir à des solutions pires. Il faut donc d’emblée témoigner d’un grand respect pour ce que les autres sont et pour ce qu’ils font, essayer de comprendre l’intelligence de leurs choix plutôt que de juger avec ses propres lunettes, pour ne pas dire ses propres préjugés, et éviter de proposer de l’extérieur des solutions qui ne leur paraîtraient conséquemment qu’étrangères, voire étranges, et qu’ils ne sauraient comprendre et respecter.

Le changement de présidente

Je suis, comme tout le monde, habité par cette peur de l’autre, cette peur de la différence, l’altérité pouvant prendre figure de menace pour ce que je suis, pour ce que j’ai. Le départ de Rose-Marie et l’arrivée de Christine (pour moi, la Dre Christine Grou, présidente, c’est Christine) m’y ont ramené. Difficile pour Christine de succéder à Rose-Marie, non pas parce qu’elle manquait des qualités requises – au contraire, croyez-moi –, mais bien parce qu’il a été difficile pour moi de lui laisser cette place qu’elle mérite bien d’occuper. Je te lève mon chapeau, Christine, toi qui as relevé le défi, qui as su résister aux vents contraires que j’ai peut-être sans le vouloir contribué à alimenter. Il m’a fallu apprivoiser la différence, accepter les changements pour goûter cette différence et profiter de cette nouvelle complicité qui s’est ajoutée à celle que j’avais avec Rose-Marie et qui m’a d’autant enrichi. Longue vie à toi, Christine!

Je ne peux que déplorer que la peur de l’autre, de la différence prenne autant de place dans le discours ambiant et qu’elle trouve un écho médiatique aussi considérable. Ça semble même un gage de succès pour certains politiciens qui hiérarchisent les différences et prônent le repli sur soi comme le remède à tous nos maux, maux dont la source ne peut évidemment être qu’extérieure. « L’enfer, c’est les autres », écrivait Sartre. Pour plusieurs, il est impératif d’y croire, sinon pour le maintien de leur équilibre narcissique, du moins pour consolider une identité fragile ou fragilisée. Mais ne voit-on pas où cela nous mène? Les murs qu’on érige pour empêcher les autres de nous atteindre sont les murs d’une prison d’où on ne voudra plus, on ne pourra plus sortir parce que nous serons dorénavant incapables de faire face à un monde complexe et différent, dont on se sera soustrait et qui aura évolué sans nous. Tout ça me fait peur.

Le monde professionnel n’est pas différent du monde en général. Les mêmes dangers nous guettent, les mêmes simples et fausses solutions étant tout aussi attrayantes. Prenons pour exemple l’incontournable et indispensable débat sur les données probantes qui, je m’en désole, est trop souvent contaminé par cette peur de la différence. Il en va de même de l’intégration dans le système professionnel des psychothérapeutes, et je me désole également du fait que, pour d’aucuns, ils représentent non pas un enrichissement, mais surtout une menace à notre identité professionnelle.

Contre toute attente, cependant, le système professionnel a fait preuve d’énormément de maturité et, au-delà de ce qu’a rapporté le projet de loi 21, je crois que les travaux du groupe Trudeau ont insufflé un vent de changement dans les façons de faire des ordres professionnels, qui ne peuvent plus dorénavant travailler seuls, en silo. Depuis, les exemples d’ouverture à l’autre, de réelle collaboration et de collégialité ne cessent de se multiplier. Il faut souligner ici que Jean-Bernard Trudeau s’est fait le champion de cette ouverture interprofessionnelle et, depuis sa présidence du groupe d’experts, ses engagements en la matière ne se sont pas démentis. Nous sommes tous conviés à une même table et nous n’avons pas le choix de réfléchir ensemble sur des enjeux complexes pour dénouer des impasses dont le public et les professionnels risquent autrement de faire les frais au quotidien, sur le terrain.

Mon départ de l’Ordre

Je quitte l’Ordre comme j’entre à la retraite, soit avec des sentiments partagés. Quel emploi formidable! Quel beau groupe avec qui j’ai eu l’honneur et le plaisir de travailler! Je ne peux hélas vous parler de chacun, même si l’envie y est, mais je me permets un petit clin d’oeil à Stéphane Beaulieu, un homme aimable, toujours souriant, dont j’envie le calme et la sérénité. Bref, il y a à l’Ordre du bien beau monde, intelligent, consciencieux, drôle, toujours partant, que la mer soit tranquille ou houleuse, du monde qui se dépense sans compter, qui se dévoue pour la profession, auprès de tous les psychologues et pour le plus grand bien du public. Et je ne voudrais pas oublier non plus nos inspecteurs et les membres du comité d’inspection professionnelle, qui font énormément pour le maintien de la qualité de la pratique, et aussi les nombreux collaborateurs qui m’ont beaucoup appris et qui ont permis l’élaboration de cadres de pratique, de lignes directrices, de mémoires, d’activités de formation continue et j’en passe. Parmi ces derniers, Martin Drapeau, Simon Charbonneau, Conrad Lecomte et Élyse Michon, qui auront été des figures marquantes. Vous tous, vous allez me manquer. Déjà, je me cherche un fournisseur d’adrénaline parce que je ne pourrai dorénavant plus m’en procurer aux rencontres du comité de direction où se côtoient des forces vives qu’il est parfois difficile de harnacher. Et que dire de la perte de mon équipe, Caroline Blain, Ginette France Thomas, Louise Oostdyke, de même que Dre Nathalie Girouard et Dr Yves Martineau, psychologues, sinon que je les porte dans mon coeur et qu’ils ont toujours été là pour me soutenir, me protéger même, alors que, de mon côté, je n’aurai pas été suffisamment disponible pour les épauler comme ils l’auraient mérité.

L’avenir

Je m’adresse à vous tous, psychologues, qui avez la chance d’exercer une merveilleuse profession et que je tiens particulièrement à saluer. Je souhaite pour la suite des choses que vous demeuriez emballés par votre travail, nourris par cet espoir de comprendre et de soutenir les autres, que dans vos rapports aux autres vous soyez prêts à vous défoncer pour vos convictions, prêts à prendre le risque de l’inconnu, prêts à tisser des liens d’amitié inattendus au fil des défis que vous allez devoir relever. Je souhaite aussi que la profession évolue pour le mieux, pour le bien du public évidemment, mais aussi pour votre propre bien. Et à vous tous qui gravitez autour du système professionnel, je souhaite que vous fassiez en sorte que le monde professionnel ne se sclérose pas et que vous ne succombiez pas aux tentations de l’engager dans de coûteuses et vaines guerres de clocher.

Salut!


* Pour transmettre un message à M. Pierre Desjardins, faites parvenir un courriel à communications@ordrepsy.qc.ca