Au-delà de la rémission : accompagner les patients ayant un historique de cancer
Dre Dominique Girard, psychologue
Chercheuse postdoctorale à Radboudumc, elle se spécialise dans l’expérience des patients, des proches et des professionnels de la santé dans le contexte de l’aide médicale à mourir.
Alexandra Guité-Verret
Candidate au doctorat en psychologie à l’Université du Québec à Montréal (UQAM), elle s’intéresse, dans sa thèse et au moyen de collaborations, à divers projets de recherche portant sur l’expérience du cancer.
David Lavoie
Candidat au doctorat en psychologie à l’UQAM, il s’intéresse au vécu des soignantes en contexte d’aide médicale à mourir, et à l’expérience du cancer.
Avec la collaboration de la Dre Mélanie Vachon, psychologue.
Selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), le cancer est l’une des deux maladies chroniques les plus fréquentes (OMS, 2023). Au Canada, près d’une personne sur deux recevra un diagnostic de cancer au cours de sa vie, le quart des diagnostics étant reçus par des Québécois (Société canadienne du cancer, 2023). Or le taux de survie dépasse aujourd’hui 60 %, grâce aux avancées médicales et préventives (Société canadienne du cancer, 2023 ; Société québécoise du cancer, 2023). Comme psychologue, il est ainsi très probable d’avoir à intervenir auprès de personnes ayant un historique de cancer au cours de sa pratique.
Le haut taux de survie combiné à la prépondérance de la médecine curative contribue à ce que des images de héros ou de combattant soient véhiculées pour décrire les patients en rémission du cancer (Nielsen, 2019 ; Sallnow et al., 2022). Bien que ces images puissent correspondre en partie à l’expérience des personnes ayant un historique de cancer, elles laissent peu de place à l’expression de la souffrance et de la douleur chronique, qui souvent perdurent des années après la fin des traitements. Ces images ne favorisent pas non plus la recherche de sens ni l’exploration des affects liés aux pertes et aux changements vécus. Dans ce contexte, il est intéressant d’offrir un espace thérapeutique pour explorer la manière dont les personnes concernées vivent avec des symptômes physiques persistants et intègrent la maladie à leur histoire de vie.
Les traces du cancer
Les personnes vivant avec un historique de cancer doivent souvent composer avec les traces laissées par la maladie et les traitements oncologiques (Guité-Verret et Vachon, 2023 ; Guité-Verret et Vachon, sous presse). Le processus de changement engendré par la période de crise plus ou moins grande que représente le cancer peut se traduire par diverses limitations telles que la perte d’énergie et le sentiment de vulnérabilité, lesquelles impliquent souvent une altération des activités quotidiennes (Guité-Verret et Vachon, sous presse). Les douleurs physiques peuvent perdurer bien au-delà de la fin des traitements, de sorte que le corps agit comme un rappel de la maladie et peut devenir un vecteur d’hypervigilance. Les symptômes de la maladie, la trajectoire à travers le système de santé, les effets secondaires des traitements et des interventions médicales peuvent engendrer un sentiment d’étrangeté (par ex., ne plus se sentir chez soi dans son propre corps) et de perte de contrôle (Guité-Verret et Vachon, 2023 ; Guité-Verret et Vachon, sous presse). Face à l’incertitude entourant la trajectoire de soins et son issue, certaines personnes tenteront de retrouver un contrôle sur leur vie en cherchant, voire en s’attribuant, la cause du cancer. Les personnes ayant un historique de cancer peuvent par ailleurs s’imposer le devoir d’aller mieux ou d’adopter de meilleures habitudes de vie (Fitch, 2021), fournissant un terreau fertile à la pression de performance, comme celle de se montrer reconnaissant d’avoir survécu. Certaines problématiques dépressives et anxieuses peuvent alors émerger dans un contexte où l’impuissance et l’incertitude (par ex., face à la douleur chronique, au possible retour du cancer, à la mort) n’ont pas fait l’objet d’une réflexion et où les pertes liées au cancer n’ont pas été intégrées. Il est alors important d’appuyer le patient dans la subjectivation de la maladie, en soutenant une prise de conscience des répercussions de la maladie sur son expérience (par ex., sur les affects, la perception de soi et le sentiment de contrôle).
L’accompagnement de personnes ayant un historique de cancer
L’ensemble de ces éléments contribuent à créer une coupure avec la vie quotidienne pré-oncologique, ainsi qu’à dessiner un futur inquiétant sur lequel plane la menace du retour de la maladie (Guité-Verret et Vachon, 2023 ; Guité-Verret et Vachon, sous presse). Le défi devient alors d’intégrer la maladie à son histoire de vie.
La logothérapie ainsi que les approches narratives encouragent la mise en récit chez les individus (Gilbert, 2002) et mettent l’accent sur la manière dont ils donnent un sens à leur expérience (Frankl, 1961). Ces approches favorisent ainsi l’exploration du vécu émotionnel et des représentations liés au cancer. Ensuite, les approches interpersonnelles et intersubjectives permettent de contextualiser et d’approfondir le récit ainsi que la quête de sens du patient en se concentrant sur la manière dont l’expérience est coconstruite à travers les relations interpersonnelles (Streit et Leblanc, 2008) ainsi que la relation patient-thérapeute (Orange, Atwood et Stolorow, 1997). Dans l’ensemble, ces approches accordent une importance particulière à l’expérience subjective du patient, située dans un contexte relationnel, et préconisent une écoute ancrée dans une posture phénoménologique (par ex., qualité de présence, ouverture et réflexivité) visant à valider les sentiments du patient, à être avec lui et à tenter sincèrement de le comprendre.
Dans un contexte médical où les professionnels de la santé ont souvent un rôle de pourvoyeurs et le patient celui de receveur, l’accompagnement psychothérapeutique consiste à redonner la parole au patient en l’invitant à raconter sa propre histoire et à partager son expérience. Le psychologue participe à la coconstruction d’un récit, permettant ainsi au patient de débroussailler et de revisiter les rapports à la douleur, à la souffrance et à sa propre histoire. Un certain recul peut alors être pris par rapport à un récit figé ou difficile à intégrer. Il peut s’agir de revisiter les images liées au « combat » contre le cancer, pour plutôt les faire alterner avec la vulnérabilité, l’impuissance et la tolérance.
Apprivoiser un nouveau rapport au corps
Dans le cadre de la thérapie auprès de personnes ayant un historique de cancer, le psychologue devrait porter une attention particulière au rapport au corps. Bien qu’il se détache tranquillement d’un contexte médical dans lequel le corps a été ausculté et blessé, le patient peut continuer à ressentir une impression d’avoir été trahi ou abandonné par son corps (Guité-Verret et Vachon, 2023), lequel peut demeurer un vecteur de souffrance et de peur. Le rôle du psychologue consistera alors à soutenir le patient dans l’apprivoisement d’un nouveau rapport au corps, afin de l’encourager à réhabiter son corps et à réinvestir le monde autrement.
Le psychologue pourra alors faire appel à la créativité et à l’adaptabilité de la personne afin que celle-ci attribue un sens à sa condition (Frankl, 1961). Épaulé par le psychologue, le patient pourra identifier des activités qui mobiliseront son corps au quotidien (par ex., à travers les arts, les activités d’accomplissement, les activités sociales) afin de favoriser la reconnaissance du corps blessé et de dépasser le corps douleur, le corps malade, le corps objet.
Réflexion sur l’incertitude et l’impuissance du soignant
La réflexion sur l’incertitude et l’impuissance chez les patients ayant un historique de cancer révèle une dynamique complexe. Cette complexité concerne non seulement les patients qui font face à la peur de la récidive et à la douleur chronique, mais également les psychologues. Ces derniers peuvent être habités d’un sentiment d’urgence qui émerge devant les demandes du patient d’aller mieux. Ils peuvent aussi faire face à la nécessité de reconnaître leurs propres émotions d’incertitude et d’impuissance, tout en évitant de succomber à une pression excessive d’agir et de contrôler, ce qui pourrait s’avérer délétère.
En effet, en cultivant une sensibilité accrue et en ouvrant un espace propice à l’exploration et à la narration de la souffrance et de la vulnérabilité, les psychologues contribuent à créer un environnement dans lequel la parole peut s’exprimer librement, permettant ainsi au patient de partager ses inquiétudes, ses craintes et ses besoins les plus profonds. Cependant, cette approche risque également de mener à la reconnaissance de l’impuissance vécue par les psychologues.
Dans ce contexte, il convient de se montrer vigilant en portant une attention particulière à son propre sentiment d’incertitude et d’impuissance en séance, afin d’éviter de tomber dans des schémas préventifs excessifs. Comment le psychologue peut-il mieux tolérer à son tour cette incertitude/impuissance ressentie spécialement en psycho-oncologie? L’idée est de créer un espace où la dignité, la compréhension et le soutien sont au coeur de la démarche thérapeutique auprès de cette population. Les psychologues peuvent s’appuyer sur leur savoir-être et la relation qui se tisse, dans laquelle le patient pourra lui-même attribuer un sens à sa condition. Une telle posture, ancrée dans la reconnaissance de l’incertitude inhérente à la condition humaine, offre une voie plus équilibrée et humanisante pour l’accompagnement, tant pour les patients que pour les psychologues qui les accompagnent.
Bibliographie
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