Prendre des décisions difficiles
Robert Vachon, psychologue et ex-syndic de l'Ordre des psychologues du Québec.
Le Code de déontologie des psychologues a pour but de baliser la conduite à adopter dans les situations les plus courantes et prévisibles de la vie professionnelle. Toutefois, dans bien des cas, il ne procure que des repères partiels. Il existe alors un ensemble de bonnes décisions possibles, toutes correctes pour des raisons différentes. Le professionnel doit exercer son jugement et procéder à un exercice de réflexion afin de choisir la meilleure. Voici quelques exemples :
- un psychologue doit procéder à une évaluation psychologique, mais n’a pas à sa disposition les outils psychométriques les plus récents;
- un psychologue doit décider de poursuivre ou non un mandat accepté de bonne foi mais pour lequel de nouvelles informations révèlent que son intervention pourrait être instrumentalisée dans un conflit;
- un psychologue pourrait signaler une enfant au DPJ, mais réalise que cela ferait plus de tort que de bien au système familial et au développement de l’enfant;
- un psychologue doit décider s’il prend des mesures de protection dans une situation où le niveau de dangerosité n’est que difficilement évaluable.
Toutes ces situations reflètent bien le fait que l’exercice de la profession est ponctué de décisions difficiles. La confiance du public envers les professionnels s’appuyant entre autres sur leur capacité à prendre de telles décisions, celles-ci ne doivent pas être arrêtées à la légère.
S’il n’y a pas de recette infaillible pour faire le meilleur choix ni pour garantir au public une protection complète contre les erreurs et les fautes professionnelles, le psychologue doit quand même prendre de telles décisions régulièrement et gérer les risques qui en découlent. Comme pour l’ensemble de ses obligations, il a le devoir de prendre ces décisions « avec compétence, intégrité, objectivité et modération » (Gouvernement du Québec, 2008, art. 7). Ce texte propose quelques points de repère pour soutenir le psychologue lors des prises de décision difficiles.
Les valeurs et principes Les décisions difficiles s’inscrivent souvent dans un contexte où plusieurs valeurs et principes sont en opposition et mènent à des possibilités d’action différentes, voire tout à fait contraires. Le professionnel doit alors déterminer la primauté d’un principe sur un autre et prendre sa décision en fonction de cette hiérarchie. C’est pourquoi certaines organisations ont identifié des principes universels et les ont hiérarchisés. Le tableau 1 présente des hiérarchies de principes éthiques proposées par deux associations de psychologie, en comparaison avec les articles clés du Code de déontologie des psychologues du Québec.
On constate, sans grande surprise, une forte convergence dans les valeurs et principes énoncés par les trois documents, même si leur ordonnancement et leur libellé varient. Précisons ici que les valeurs du Code de déontologie des psychologues s’imbriquent dans les valeurs clés du Code des professions, notamment en ce qui concerne les principes de compétence et de secret professionnel (Gouvernement du Québec, 2016b, art. 25), ce dernier étant lui-même enchâssé dans la Charte québécoise des droits et libertés de la personne (Gouvernement du Québec, 2016a, art. 9). Ensemble, ces principes constituent les assises fondamentales de la profession et doivent gouverner toutes les conduites des psychologues.
Le processus décisionnel
La plupart des décisions prises par les professionnels au quotidien le sont de façon intuitive et implicite. Mais le professionnel doit se méfier des automatismes de sa pensée. On sait en effet que, en contexte d’incertitude, les décisions se prennent le plus souvent à partir de biais de la pensée, qui peuvent mener à de mauvaises décisions même chez les experts (Kahneman, 2012). C’est pourquoi il peut être utile de soutenir sa réflexion par un modèle de prise de décision. Il en existe de multiples variantes, pour une variété de contextes. Par exemple, Knapp et VandeCreek (2009) proposent un modèle en cinq étapes. La Société canadienne de psychologie inclut dans son code d’éthique une section présentant un modèle décisionnel en 10 étapes (SCP, 2000). Plus près de nous, le modèle de Langlois (2011), propose cinq étapes. Celui-ci qui nous a été utile pour construire le tableau 2 qui propose des questions clés à se poser pour chacune des cinq étapes de ce processus décisionnel.
Se décentrer, discuter et construire
Lorsque le problème à résoudre comporte de multiples contributions causales et met en opposition plusieurs principes fondamentaux, il est très difficile de prendre en compte seul tous ces éléments. De plus, il faut se rappeler que la sensibilité éthique varie d’un individu à l’autre et selon la nature de la situation. C’est pourquoi, à l’étape de l’identification et de la définition du problème (étape 1), la multiplicité des points de vue et des canaux d’alerte joue un rôle non négligeable. Le professionnel doit se montrer attentif aux signes de l’environnement qui lui indiquent un problème potentiel. Pour mieux saisir celui-ci et le définir de façon plus complète et sensible, le fait d’imaginer le point de vue d’une autre personne, de discuter avec des collègues pour comprendre leur perspective, de prendre en considération le point de vue du client ou d’un partenaire peut être très utile. Être ainsi en mesure de se décentrer est une composante essentielle de la compétence éthique en contexte professionnel (Bégin, 2011). Il en va de même pour la recherche et l’analyse de solutions (étapes 2 et 3). Il est en effet reconnu que la discussion et les échanges entre pairs aident à créer des options de conduites originales et moins contaminées par ses propres biais (intérêts, préférences et croyances). Plus la situation est complexe et les conséquences imprévisibles, graves ou immédiates, moins il est recommandé que le clinicien soit seul dans sa prise de décision. Le recours à des collègues ou à une équipe afin de se décentrer de son point de vue et d’apprécier la variété des angles de la situation et des solutions possibles s’avère un exercice souhaitable, voire incontournable. La discussion et la délibération demeurent des outils essentiels pour mettre au jour les points de vue complémentaires et jeter un éclairage plus riche sur la situation et les solutions envisageables (Langlois, 2011). Lorsque la situation le permet1, ces échanges permettent de construire une réponse adaptée à une situation unique en s’appuyant sur la richesse que procure la multiplicité des points de vue.
Finalement, on peut soumettre le choix d’une conduite (étape 4) à un test simple, largement utilisé en contexte de management et de gestion de projet (OIQ, 2016). Ce test, reproduit ci-dessous, consiste en trois petites questions. Si le psychologue répond « non » à l’une de ces questions, il est bien possible que sa décision ne soit pas mûre, qu’elle ne convienne pas ou qu’elle comporte des risques majeurs qu’il lui conviendra de contrer.
Documenter sa décision
Structurer par écrit les arguments qui mènent à une décision difficile est un exercice fort utile, qui impose d’argumenter et de justifier sa décision. Cela permet aussi de rendre compte du travail accompli et de gérer les risques qui découlent de la décision. Le psychologue ne doit pas négliger de documenter celle-ci ; la documentation peut être intégrée succinctement dans le dossier du client ou dans un registre de travail si nécessaire.
Conclusion
Prendre des décisions difficiles fait partie de la vie professionnelle. Chacune comporte son niveau de risque et de stress et ses conséquences potentielles, plus ou moins désirables et prévisibles. Prendre des décisions de façon structurée, argumentée et documentée ne signifie pas que celles-ci seront nécessairement les bonnes. Mais prendre de telles décisions n’est-il pas là l’essence même du professionnalisme?
Tableau 1
Principes et valeurs hiérarchisés de deux associations de psychologie et articles correspondants dans le Code de déontologie des psychologues du Québec
Articles du Code de déontologie des psychologues (2008) qui affirment les valeurs de la profession | Hiérarchie des principes de la Société canadienne de psychologie (2000) | Hiérarchie des principes de l’American Psychological Association (2010) |
3- Le psychologue exerce sa profession dans le respect de la dignité et de la liberté de lapersonne. | 1- Le respect et la dignité de la personne | 1- La bienfaisance et la non-malfaisance |
4- Le psychologue a une conduite irréprochable envers toute personne avec laquelle il entre en relation dans l’exercice de sa profession, que ce soit sur le plan physique ou psychologique. | 2- Les soins responsables | 2- La fidélité et la responsabilité |
5- Le psychologue exerce sa profession selon des principes scientifiques et professionnels généralement reconnus et de façon conforme aux règles de l’art en psychologie. | 3- L’intégirté dans les rélations | 3- L’intégrité |
6- Le psychologue tient compte de l’ensemble des conséquences prévisibles que peuvent avoir sur la société ses recherches et travaux. | 4- Le respect et la dignité de la personne | 4- La justice |
7- Le psychologue s’acquitte de ses obligations professionnelles avec compétence, intégrité, objectivité et modération. | 5- La responsabilité envers la société | 5- Le respect des droits et de la dignité des personnes |
8- Le psychologue évite toute fausse représentation en ce qui a trait à sa compétence, à l’efficacité de ses propres services ou de ceux généralement rendus par les membres de sa profession. |
Tableau 2
Étapes et questions clés d’un processus décisionnel
Étapes | Questions clés |
1- Identifier et définir le problème |
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2- Développer et évaluer des options de solutions |
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3- Développer et évaluer des options de solutions |
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4- Choisir et implanter une option |
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5- Évaluer les résultats et prévenir |
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Test pour valider une décision difficile
Un test simple pour aider à valider vos décisions :
- Serais-je à l’aise d’expliquer ma décision publiquement?
- Ma décision pourrait-elle servir d’exemple dans d’autres situations similaires?
- Si c’était moi qui subissais les conséquences de ma décision, est-ce que je considérerais toujours qu’il s’agit d’une bonne décision?