Le plan de développement professionnel : le reflet d’une pratique réflexive
Dr Yves Martineau, psychologue et conseiller scientifique à la Direction de la qualité et du développement de la pratique de l'Ordre des psychologues du Québec - ymartineau@ordrepsy.qc.ca
La durée de vie limitée des connaissances professionnelles
En 1972, Dubin déclarait que les psychologues semblaient peu intéressés par la formation continue et, lorsqu’il publia son article sur la question de l’obsolescence de la compétence dans American Psychologist, il était probablement conscient qu’il bousculerait la croyance voulant que l’obtention d’un diplôme permettait d’acquérir les compétences requises à l’exercice de la profession une fois pour toutes. Il évalua d’abord le taux de changement de la connaissance à partir du nombre de résumés (abstracts) d’articles scientifiques ou professionnels publiés, qui triplait, passant de 7353 à 21 722 sur une période de 10 ans (1961-1970). À la suite d’entretiens avec des psychologues, il a établi que la demi-vie moyenne de la connaissance en psychologie se situait entre 10 et 12 ans. Plus récemment, Neimeyer et ses collaborateurs (2014) ont estimé la demi-vie des connaissances en psychologie à 10,6 ans, et à 8,7 ans dans la prochaine décennie. On remarque une tendance constante à la diminution de la durabilité des connaissances dans les différents secteurs de la psychologie. Donc, depuis quelques décennies, les choses ont bien changé. Les psychologues sont proactifs dans leur développement professionnel et, en ce sens, la formation continue répond à un réel besoin.
Bien que la compétence ne se limite pas à la seule connaissance des publications, ces études reflètent ce que la plupart des psychologues reconnaissent aujourd’hui : la compétence n’est pas acquise une fois pour toutes et doit être réactualisée. Les facteurs les plus importants à considérer sont la vitesse avec laquelle les nouvelles connaissances sont introduites dans un secteur et l’exposition du psychologue à ces changements (Dubin, 1972). De plus, comme l’exposition aux connaissances varie d’un psychologue à l’autre, l’obsolescence peut être plus ou moins marquée chez chacun.
Ainsi, le profil des besoins de formation est influencé par le profil des compétences acquises dans le temps, l’identité, incluant le sens que le psychologue donne à son expérience professionnelle, le type de pratique actuel et désiré ainsi que l’environnement professionnel et interdisciplinaire. Plus le psychologue sera conscient des motivations personnelles et professionnelles qui guident ses choix de formation, plus ceux-ci seront enracinés dans une pratique réflexive, une compétence fondamentale qui consiste à pratiquer avec une conscience de soi personnelle et professionnelle (Wise et Reuman, 2019).
La pensée réflexive en formation continue
La pensée réflexive est un processus conscient qui consiste à rendre explicite ce qui, dans nos interventions professionnelles, est implicite. Branch et Paranjape (2002) expliquent qu’il s’agit de la prise en compte du contexte plus large, du sens et des implications d’une expérience et d’une action permettant l’assimilation et la réorganisation des concepts, des compétences, des connaissances et des valeurs dans des structures de connaissances préexistantes. Selon Barriault (2016), la pratique réflexive consiste à porter un regard critique sur son propre fonctionnement en se posant les questions suivantes : 1) Que se passe-t-il? 2) Pourquoi cela se passe-t-il? 3) Comment cela se passe-t-il? 4) Que peut-on améliorer? La pratique réflexive, c’est d’être en mesure de décrire et d’analyser les actions que l’on pose en vue de juger de leur efficacité et de les adapter pour optimiser leurs effets (Barriault, 2016). Rodolfa et ses collaborateurs (2005), qui ont présenté le modèle du cube , définissent ainsi la compétence en autoévaluation et en pratique réflexive :
[…] une pratique qui est menée dans les limites des compétences, un engagement dans l’apprentissage tout au long de la vie, un engagement dans la formation formelle (scholarship) au besoin, la pensée critique et un engagement à l’égard du développement de la profession.
Gates et Sendiack (2017) soutiennent pour leur part que la pratique réflexive :
[…] implique un processus contemplatif critique d’évaluation de ses besoins d’apprentissage, de compréhension des attitudes, des croyances et des valeurs dans le contexte du travail clinique et de la culture professionnelle, ainsi que l’intégration active de l’apprentissage et des connaissances expérientielles pour éclairer sa pratique clinique et s’engager dans une autosurveillance continue.
La pratique réflexive consisterait donc à observer et évaluer de manière continue ses expériences professionnelles, à intégrer sa connaissance de soi et de ses limites professionnelles pour en dégager ses besoins de développement professionnel.
Le plan de développement professionnel
L’Ordre met à la disposition de ses membres, dans le Portail sécurisé, un outil convivial conçu pour les soutenir ou, au besoin, guider leur processus réflexif. L’utilisation de cet outil est facultative et à la discrétion du psychologue. Le plan de développement professionnel (PDP) représente le résultat formalisé du processus réflexif centré sur l’autoévaluation de la pratique clinique et le développement de la compétence. Dans cet outil, le psychologue est invité à réaliser un bilan de sa situation en précisant ses attentes et à évaluer sa pratique en situant ses forces, les aspects qu’il souhaiterait améliorer ainsi que les enjeux qui peuvent favoriser ou entraver la mise en œuvre du PDP. Le bilan dressé, des objectifs signifiants sont formulés de même que les activités susceptibles de permettre de les atteindre et le moment où elles seront réalisées. L’outil prend toute sa valeur lorsque le psychologue intègre les observations découlant de son processus réflexif et qui font référence à sa pratique. Aussi, le PDP devrait inclure une rétroaction concernant l’atteinte de l’objectif ainsi que des apprentissages qui sont réalisés lorsque l’objectif n’est pas atteint.
Certains psychologues peuvent de prime abord avoir de la difficulté à élaborer leur PDP, ce qui peut s’expliquer par le fait qu’il faut faire l’effort conscient de rendre explicite ce qui est implicite ou automatique, de s’interroger sur ce qui pouvait sembler aller de soi. Comme la pensée réflexive est un processus conscient, il faut rendre explicite le choix des activités de formation. Cela est possible en clarifiant les motifs qui sous-tendent les choix faits de manière intuitive, sur la base des intérêts ou de l’opportunité.
L’utilisation des ressources réflexives dans la réalisation du PDP
De multiples sources sont disponibles pour alimenter la réflexion du psychologue qui statue sur les objectifs de son PDP. En voici quelques-unes.
Le référentiel d’activité professionnelle lié à l’exercice de la profession
Le référentiel d’activité professionnelle lié à l’exercice de la profession de psychologue est un inventaire des compétences du domaine d’activité des psychologues. Le psychologue peut se référer aux énoncés qui s’y trouvent pour jeter un regard critique sur sa pratique et évaluer ses expériences professionnelles.
Le tableau 1 donne un exemple d’une compétence telle qu’elle apparaît au référentiel. Chaque compétence est accompagnée de critères de démonstration de sa maîtrise : ces critères illustrent concrètement ce que le psychologue pourrait vouloir actualiser ou développer dans son PDP. En ce sens :
- les compétences seront utiles pour identifier des besoins dans le PDP;
- les actions et unités d’action seront utiles pour déterminer des objectifs du PDP;
- les critères de démonstration permettront de formuler des cibles qui témoigneront de l’atteinte des objectifs du PDP.
Le cadre réglementaire de la psychothérapie
Les exigences réglementaires représentent un cadre de référence permettant de réaliser une autoévaluation des compétences spécifiques à l’exercice de la psychothérapie. À cet égard, le Guide explicatif concernant la Loi modifiant le Code des professions et d’autres dispositions législatives dans le domaine de la santé mentale et des relations humaines5 précise les règles à respecter pour l’exercice de la psychothérapie. À titre d’exemple, voici un critère formulé relativement aux compétences qui est susceptible d’alimenter la réflexion : « l’évaluation initiale rigoureuse : être capable de prendre en compte la demande formulée par la personne et son histoire psychothérapeutique ».
Construire son propre référentiel de connaissances ou de compétences
Le psychologue peut aussi s’inspirer des publications existantes pour construire son propre cadre de réflexion. Les ressources suivantes peuvent lui être utiles :
- manuels cliniques permettant de situer les enjeux de son secteur de pratique et les principales compétences y étant associées;
- manuels d’évaluation et d’intervention clinique;
- revues qui publient des recherches cliniques et des recensions pertinentes;
- organisations spécialisées qui publient du matériel éducatif à l’intention des professionnels;
- organismes publics et privés qui publient des analyses des politiques de santé et de la recherche sur les services de santé.
Des entraves à la réflexivité
Nos prises de décision sont régies par deux processus cognitifs, le type I et le type II (Evans, 2010; Evans et Stanovich, 2013), et il est souhaitable qu’il en soit ainsi. Le traitement cognitif de type I génère des décisions automatiques, rapides et sans effort. Il est souvent régi par des heuristiques, soit des raccourcis mentaux ou des règles empiriques. Ce traitement est implicite (largement inaccessible à la conscience) et expérientiel (basé sur l’expérience subjective). En revanche, le traitement de type II génère des décisions délibératives, aidant à outrepasser la dépendance à l’heuristique en la remplaçant par des réponses analytiques. Comme le traitement de type II est souvent fastidieux à initier et à appliquer, le traitement de type I est souvent utilisé par défaut, car il fournit des réponses rapides, bien que parfois moins optimales. De plus, les décisions prises sur la base des processus de type I peuvent engendrer des biais cognitifs.
Les biais cognitifs peuvent évidemment entraver l’autoévaluation des compétences professionnelles. À titre d’exemple, mentionnons deux biais cognitifs qui peuvent mener à une évaluation inappropriée des besoins de formation. D’abord, le biais de statu quo, qui se manifeste par la difficulté à sortir de sa zone de confort. Bien qu’il soit possible que des choix de formation continue constants soient issus d’une pratique réflexive, le biais de statu quo peut perpétuer des pratiques moins réflexives en raison du processus d’évitement associé aux changements et aux nouveaux apprentissages (Moss et al., 2016; Samuelson et Zeckhauser, 1988).
Le second exemple est le biais de confirmation, soit la tendance à ignorer les informations qui remettent en question les choix et les jugements passés. Ce biais fait que l’on accepte facilement, voire avec enthousiasme, les informations qui confirment nos idées et que l’on rejette ou minimise celles qui les infirment. Les biais cognitifs peuvent imprégner les processus décisionnels cliniques quotidiens et nuire à l’exactitude des jugements cliniques, même parmi les praticiens capables, informés et intelligents (Bowes et al., 2020).
Le fait de s’engager dans des activités de formation qui se limitent à un seul domaine, offertes par les mêmes formateurs et préconisant une même approche serait-il un reflet de ces biais cognitifs? C’est possible, mais pas nécessairement, étant donné que certaines connaissances, compétences et habiletés s’acquièrent au prix de longues années de formation, de consultation et de supervision après la formation initiale. Cela étant, la compétence professionnelle dépasse largement la mise en œuvre d’un modèle théorique d’intervention. Le psychologue doit pouvoir effectuer les ajustements opportuns aux modalités des interventions qu’il propose et aussi tenir compte, notamment, des connaissances spécifiques au traitement des personnes à qui il offre ses services, soit de leurs caractéristiques, de leurs préférences et des problématiques avec lesquelles elles sont aux prises ou encore des troubles mentaux qui les affligent.
Conclusion
Les temps ont changé depuis que Dubin affirmait que les psychologues étaient peu intéressés par la formation continue. Au Québec, la vaste majorité des psychologues estiment important de maintenir leurs compétences tout au long de leur carrière (Bradley et Drapeau, 2013). À ces égards, le PDP constitue un outil que l’Ordre met à la disposition de ses membres afin de leur faciliter la tâche lorsqu’ils se plongent dans ce processus de réflexion sur l’amélioration de leur pratique professionnelle.
Notes et références
Notes
- Shumaker (tel que cité dans Dubin, 1972) a défini l’obsolescence comme la diminution de l’efficacité technique résultant d’un manque de connaissance des nouvelles techniques et des technologies entièrement nouvelles qui se sont développées depuis l’acquisition de la formation professionnelle.
- Dubin définit la demi-vie comme le temps qu’il faudrait, en l’absence de tout nouvel apprentissage, pour qu’un individu devienne à peu près à moitié moins bien informé sur le plan des connaissances en fonction du développement de nouvelles connaissances dans un domaine donné.
- Rodolfa et al. (2005) ont présenté un modèle de cadre conceptuel pour la formation en psychologie professionnelle axée sur le développement de la compétence. Le modèle tridimensionnel des compétences, ou « cube », délimite sur trois axes les domaines de connaissances, de compétences, d’attitudes et de valeurs, qui servent de base à tous les psychologues. Le premier axe représente les compétences fondamentales, p. ex., professionnalisme, pratique réflexive ou autoévaluation, connaissances et méthodes scientifiques, relations, pratique éthique et réglementaire, diversité individuelle et culturelle, systèmes interdisciplinaires, etc. Le deuxième axe représente les domaines de compétences fonctionnelles, p. ex., évaluation/diagnostic/conceptualisation, intervention, consultation, recherche/évaluation, supervision/formation, gestion/administration. Enfin, le troisième axe représente les étapes de développement professionnel, de la formation doctorale à l’apprentissage tout au long de la vie par la formation continue.
- Le référentiel d’activité professionnelle lié à l’exercice de la profession de psychologue peut être repéré dans le site de l’Ordre.
- Le guide peut être repéré dans le site de l’Office des professions.
- Les biais cognitifs sont des écarts systématiques par rapport aux réponses rationnelles qui sont associées à des erreurs dans des situations d’incertitude (Pohl, 2017, cité dans Bowes et al., 2020).
Références
- Barriault, L. (2016). La pratique réflexive comme outil de développement professionnel. Réseau d’information pour la réussite éducative.
- Bowes, S. M., Ammirati, R. J., Costello, T. H., Basterfield, C. et Lilienfeld, S. O. (2020). Cognitive biases, heuristics, and logical fallacies in clinical practice: A brief field guide for practicing clinicians and supervisors. Professional Psychology: Research and Practice, 51(5), 435-445.
- Bradley, S. et Drapeau, M. (2013). Quebec psychologists and continuing education. Canadian Psychology, 54(3), 153-159.
- Branch, W. T., Jr. et Paranjape, A. (2002). Feedback and reflection: Teaching methods for clinical settings. Academic Medicine, 77(12), 1185-1188.
- Dubin, S. S. (1972). Obsolescence or lifelong education: A choice for the professional. American Psychologist, 27(5), 486-498.
- Gates, N. J. et Sendiack, C. I. (2017). Neuropsychology supervision: Incorporating reflective practice. Australian Psychologist, 52(3), 191-197.
- Evans, J. S. B. T. (2010). Intuition and reasoning: A dual-process perspective. Psychological Inquiry, 21(4), 313-326.
- Evans, J. S. B. T. et Stanovich, K. E. (2013). Dual-process theories of higher cognition: Advancing the debate. Perspectives on Psychological Science, 8(3), 223-241.
- Moss, S. A., Wilson, S. G. et Davis, J. M. (2016). Which cognitive biases can exacerbate our workload? Australasian Journal of Organisational Psychology, 9, E1.
- Neimeyer, G. J., Taylor, J. M., Rozensky, R. H. et Cox, D. R. (2014). The diminishing durability of knowledge in professional psychology: A second look at specializations. Professional Psychology: Research and Practice, 45(2), 92-98.
- Rodolfa, E., Bent, R., Eisman, E., Nelson, P., Rehm, L. et Ritchie, P. (2005). A cube model for competency development: Implications for psychology, educators and regulators. Professional Psychology: Research and Practice, 36(4), 347-354.
- Samuelson, W. et Zeckhauser, R. J. (1988). Status quo bias in decision making. Journal of Risk and Uncertainty, 1, 7-59.
- Wise, E. H. et Reuman, L. (2019). Promoting competent and flourishing life-long practice for psychologists: A communitarian perspective. Professional Psychology: Research and Practice, 50(2), 129-135.