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La prévention en matière de violence

Pierre Desjardins, psychologue, consultant et ex-directeur de la qualité et du développement de la pratique de l'Ordre des psychologues du Québec - Collaboration spéciale*

Avec la collaboration de Me Édith Lorquet, directrice des services juridiques de l'Ordre.

 

 


La directrice des services juridiques de l’Ordre a récemment publié une chronique traitant d’exceptions au secret professionnel que prévoit la loi en vue de protéger des personnes qui sont en situation de danger. En complément, nous vous proposons dans cette chronique d’aborder certaines questions qui peuvent soulever des interrogations sur le plan clinique relativement à la levée du secret professionnel pour prévenir un acte de violence.

Tout d’abord, rappelons ce que stipule l’art. 60.4 du Code des professions, dont voici un extrait :

[…] Le professionnel peut en outre communiquer un renseignement protégé par le secret professionnel, en vue de prévenir un acte de violence, dont un suicide, lorsqu’il a un motif raisonnable de croire qu’un risque sérieux de mort ou de blessures graves menace une personne ou un groupe de personnes identifiable et que la nature de la menace inspire un sentiment d’urgence.[…]

Pour l’application du troisième alinéa, on entend par « blessures graves » toute blessure physique ou psychologique qui nuit d’une manière importante à l’intégrité physique, à la santé ou au bien-être d’une personne ou d’un groupe de personnes identifiable.

L’importance d’une démarche réflexive

Il se peut que le psychologue ait pour mandat de travailler auprès de personnes parce qu’elles sont considérées comme dangereuses, et ce, dans le but de contrôler ou d’éliminer les risques de passage à l’acte. Dans ces cas, il est probable que le psychologue mette à profit son expertise en matière d’évaluation du risque de violence et qu’il ait recours à des outils particuliers pour ce faire. Toutefois, la majorité des psychologues n’ont pas un tel mandat et ce n’est pas tous les psychologues qui maîtrisent de pareils outils. La loi exige tout de même d’eux et de l’ensemble des professionnels de lever leur secret en vue de prévenir un acte de violence lorsqu’ils ont un motif raisonnable de croire à un risque sérieux de mort ou de blessures graves dont la nature de la menace inspire un sentiment d’urgence.

La décision de divulguer des informations confidentielles doit être bien éclairée et, à cet égard, nous proposons ici une liste d’éléments dont on pourrait tenir compte pour mieux asseoir le « motif raisonnable de croire », et ce, dans la perspective d’objectiver autant que possible le « sentiment d’urgence », de contenir d’éventuelles réactions à teneur émotive ou subjective et d’éviter conséquemment d’agir de façon trop hâtive. Parmi ces éléments, il peut y avoir :

  • la posture ou les biais du psychologue;
  • la motivation du client à consulter;
  • la ou les possibles blessures psychologiques graves;
  • les actes de violence;
  • les facteurs de risque ou de vulnérabilité.

La posture ou les biais du psychologue

Le psychologue doit être conscient de ce qui le caractérise et de ce qui peut l’influencer dans ses rapports avec ses clients, et cela s’applique lorsqu’il est confronté à la possibilité de lever le secret professionnel. Ainsi, il doit s’interroger notamment sur :

  • sa posture morale (ce qui pour lui est acceptable, tolérable, et ce qui ne l’est pas) lui permettant d’envisager ou non de travailler avec un minimum d’objectivité auprès d’éventuels agresseurs;
  • son histoire ou ses combats personnels qui peuvent avoir un impact :
    • sur sa relation avec des clients qui pourraient lui rappeler des personnes importantes pour lui;
    • sur sa compréhension et ses perceptions.
  • les valeurs qu’il préconise ou qu’il souhaite promouvoir;
  • sa capacité d’autorégulation (ex. : contenir sa frustration, composer avec le sentiment d’impuissance);
  • sa tolérance à l’anxiété reliée aux risques;
  • ses sensibilités personnelles, celles-ci pouvant susciter en lui un « sentiment d’urgence » (vécu qui peut être hautement subjectif et parfois même sidérant, qui pousse à agir plutôt qu’à réfléchir et qu’il peut conséquemment être pertinent d’interroger)1.

Ajoutons que personne n’est exempt de biais et qu’il importe par conséquent de pouvoir les reconnaître. Ainsi, il est possible qu’une expérience professionnelle percutante ou dramatique laisse une empreinte forte et pèse lourdement sur l’exercice du jugement professionnel. Pour ce qui est des psychologues moins expérimentés, ils peuvent être sujets à exagérer ou à minimiser l’importance du risque.

La motivation du client à consulter

La motivation du client à consulter peut donner des indications sur la responsabilité qu’il prend personnellement et faire foi des efforts qu’il pourrait mettre à se contenir et à changer. À cet égard, le psychologue peut se demander si le client :

  • a un passé de violence, d’abus ou de menaces;
  • est véritablement engagé dans un processus de changement;
  • mise sur la consultation :
    • pour échapper aux conséquences de ses gestes;
    • comme simple exutoire à sa colère et à ses frustrations, convaincu que le problème est ailleurs qu’en lui;
    • pour se soulager de sa culpabilité, se « confesser », sans plus;
    • pour porter le regard sur soi, éclairer ses zones d’ombre;
    • pour apprendre à se contenir;
    • expressément, pour prévenir un passage à l’acte qu’il peut craindre.
  • se trouve en situation de fragilité ou de vulnérabilité accrues :
    • en raison de pertes ou de changements importants :
      • d’ordre physique (ex. : maladie dégénérative, accident vasculaire cérébral) ou psychologique (ex. : pertes cognitives, délire, hallucinations);
      • sur le plan personnel, conjugal, familial ou dans son réseau social;
      • sur le plan professionnel, économique ou autre.
  • en raison de conditions environnementales qui se dégradent (ex. : pandémie et mesures de confinement);
  • en raison d’une prise de médicaments ou d’une consommation d’alcool ou d’autres substances illicites.

Les blessures psychologiques graves

Revenons au dernier paragraphe de l’art. 60.4 du Code des professions, qui stipule que :

Pour l’application du troisième alinéa, on entend par « blessures graves » toute blessure physique ou psychologique qui nuit d’une manière importante à l’intégrité physique, à la santé ou au bien-être d’une personne ou d’un groupe de personnes identifiable.

Voyons concrètement à quoi peut renvoyer le concept de blessure grave sur le plan psychologique.

Young et al. (2020) soutiennent qu’en contexte médico-légal, une blessure psychologique fait référence à un préjudice mental, soit à des dommages ou à un dysfonctionnement important sur le plan de la pensée, des émotions ou du comportement qui entraînent une déficience psychologique et une invalidité, pour des problématiques comme le trouble de stress post-traumatique (TSPT), des lésions cérébrales traumatiques (TCC) et de la douleur chronique. Les auteurs abordent également la question de « détériorations » ou de « déficits2 » (psychologiques ou mentaux) qui limitent de manière importante une ou plusieurs activités majeures de la vie sur les plans professionnel, social ou cognitif. Ils précisent que ces détériorations » ou « déficits » renvoient à un état mental qui pourrait être diagnostiqué comme un trouble selon le DSM (actuellement, DSM-5). Ils ajoutent que l’attribution d’un diagnostic ne peut toutefois suffire pour déterminer s’il y a une limitation importante.

Andermo et al. (2018) s’intéressent à la mesure de la santé et de la souffrance. Il est question dans leur article de souffrance insupportable, de la perte du contrôle de sa vie, de la perte de liberté, du sentiment de vivre en totale insécurité, de l’abdication totale et de la soumission ou de l’assujettissement à l’autre, autant de manifestations, pourrait-on dire, de blessures psychologiques graves. Pour ajouter au concept de souffrance insupportable, Dees et al. (2010), dans un tout autre contexte, se réfèrent à une expérience profondément personnelle qui se rattache à une menace, réelle ou perçue, à l’intégrité de la personne ou de sa vie, expérience prépondérante, centrale et durable chez cette personne.

Vilariño et al. (2018) de même que Foote et al. (2020) identifient pour leur part divers troubles mentaux qui peuvent être la conséquence de blessures psychologiques.

Enfin, Service correctionnel Canada, dans un document daté de 2014 faisant office de directive, répertorie des troubles psychologiques graves pouvant se manifester par divers symptômes graves ou modérés.

S’inspirant de cela, il serait légitime de soutenir que, sur le plan de la santé mentale, différentes conditions, comme celles qui suivent, peuvent être autant d’illustrations de blessure psychologique grave. Par exemple :

  • réaction de stress post-traumatique ou de panique;
  • augmentation du niveau d’anxiété telle que la personne visée s’en trouve paralysée;
  • élévation du niveau de détresse telle que tout espoir serait perdu;
  • réactions de type phobique qui font que la personne ne peut plus répondre aux défis qu’elle aurait aisément relevés auparavant;
  • émergence d’idéation suicidaire ou paranoïde;
  • apparition d’insomnie ou sommeil perturbé par l’occurrence fréquente de cauchemars;
  • troubles graves du comportement;
  • délire ou hallucinations;
  • survenue d’un trouble mental (multiplication ou intensification de manifestations symptomatiques)3.

Les actes de violence

Bien sûr, les actes de violence qu’on veut ici prévenir ne sont pas la source unique de blessures psychologiques graves et tout geste de violence n’aura pas nécessairement les mêmes conséquences chez toutes les personnes. Il y a cependant des gestes, des comportements ou des actes qui sont plus susceptibles d’en causer chez une majorité de personnes. À cet égard, référons-nous à nouveau à Service correctionnel Canada (2014), qui présente les caractéristiques d’infractions pouvant être associées à un « dommage moral grave4», dont celles-ci :

  • recours à une force excessive;
  • brutalité;
  • mauvais traitement ou comportement terrorisant;
  • violence gratuite;
  • séquestration ou enlèvement;
  • menace de viol ou de mort;
  • comportement sexuel déviant.

Les facteurs de risque ou de vulnérabilité

Aux fins de répondre aux exigences de l’art. 60.4 du Code des professions, il est important de souligner que le psychologue, pas plus que les autres professionnels d’ailleurs, n’a à se prononcer sur la victime potentielle ou sur ce qui risque de lui arriver, puisqu’il ne la connaît pas et qu’il ne peut pas non plus l’évaluer en raison notamment de ses obligations déontologiques en matière de conflits d’intérêts. On n’attend pas plus de lui qu’il évalue la blessure psychologique comme cela peut se faire en contexte psycholégal, puisqu’une telle évaluation ne peut se réaliser qu’après coup5. Cela étant, le psychologue pourrait disposer d’informations pertinentes à propos de la victime potentielle eu égard aux facteurs de risques la concernant et prendre en considération le consensus relatif à la fragilité associée par exemple à :

  • des antécédents de problèmes de santé mentale ou d’adaptation;
  • des antécédents de traumas antérieurs;
  • un handicap ou une déficience;
  • l’âge (enfant ou personne âgée).

Il faut néanmoins préciser que, par définition, les facteurs de risque ne peuvent être considérés comme des causes de blessures graves et que, malgré qu’ils permettent de les anticiper et de prendre conséquemment des mesures de prévention, ce ne sont pas pour autant des facteurs de prédiction.

L’établissement et le maintien d’une bonne alliance de travail

Bien que nous insistions sur l’importance du jugement professionnel et de la démarche réflexive, il demeure que le psychologue ne peut pas tergiverser puisqu’il n’a comme possibilité que celle de protéger prioritairement les personnes en danger, le cas échéant, en levant le secret professionnel, comme le prévoit notamment le Code des professions.

Toutefois, une autre façon de protéger les personnes que pourrait mettre en danger un client violent ou potentiellement violent est de faire en sorte que celui-ci maintienne son engagement auprès du psychologue. Le défi de ce dernier est alors de composer, d’une part, avec la possibilité ou l’obligation de dévoilement et, d’autre part, avec l’importance d’établir ou de rétablir une alliance qui ne pourrait qu’être précarisée par une levée du secret professionnel mal expliquée, mal comprise et qui, du point de vue du client, ferait figure de trahison. L’enjeu : éviter si possible que les actions prises aient pour effet de repousser le client ou, du moins, atténuer au maximum un tel impact afin de le maintenir dans un lien qui vise à transformer ce qui peut lui sembler insupportable en une frustration tolérable et à l’aider à développer ses capacités de réfléchir et de se contenir.

Conclusion

Il importe de comprendre que cette chronique ne fait pas état d’une obligation d’évaluer formellement les risques de violence que peut présenter un client ni non plus les blessures psychologiques que subit ou pourrait subir une personne qui lui serait reliée. Cette chronique n’a pas non plus valeur de lignes directrices en la matière, mais vise plutôt à soutenir la réflexion devant cette possible obligation de lever le secret professionnel. On sait par ailleurs que le psychologue pourrait malgré tout ne pas prendre la bonne décision, nul n’étant à l’abri d’erreurs de bonne foi, surtout dans un contexte qui peut être lourdement chargé émotivement et où il peut être urgent d’agir. En effet, peu importe les informations dont on peut disposer, rien ne permet de prédire à coup sûr qu’une personne passera ou non à l’acte ni que ce passage à l’acte causera ou non une blessure psychologique grave. L’important ici est de prendre les moyens disponibles pour tenter de prévenir ce qui malheureusement est trop souvent imprévisible.


* Pierre Desjardins, psychologue, a été invité à rédiger cette chronique pour Psychologie Québec. Il a été directeur de la qualité et du développement de la pratique de l'Ordre de 2002 à 2018 inclusivement et, depuis, l’Ordre fait appel à ses services à titre de consultant pour divers dossiers.

L'auteur tient à remercier les personnes suivantes qui ont collaboré à la rédaction de cet article : Élyse Michon, Dr William Aubé, Dr Yves Martineau, Dre Isabelle Marleau et Denis Houde, psychologues.

Notes et bibliographie

Notes

  1. Voir Pinto, O. (2019) sur cette question.
  2. Traduction libre de impairment et disability.
  3. Veuillez noter que cette liste n’est ni exhaustive ni exclusive.
  4. C’est l’expression qui est utilisée dans le document en référence.
  5. Pour ceux que cela intéresse, par ailleurs, consultez Bush et al. (2014), qui présentent les outils, les procédures, les normes et les enjeux éthiques pertinents à une telle évaluation.

Bibliographie