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Discours pandémique et professionnalisme : la modération a (encore et toujours) bien meilleur goût

Éveline Marcil-Denault, psychologue et syndique adjointe à l'Ordre des psychologues du Québec - emarcil-denault@ordrepsy.qc.ca

En collaboration avec Me Marie Boivin, avocate.


Au moment d’écrire ces lignes, la pandémie fait encore des vagues, la guerre en Ukraine sévit et le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat sonne l’alarme à propos de l’ampleur des changements climatiques. À divers degrés, ces événements nous touchent, nous interpellent et provoquent leur lot de réactions : besoin de comprendre, de ventiler, de critiquer, de partager des informations, etc. Cette chronique propose d’analyser, sous l’angle déontologique et à travers le prisme de la pandémie, la question de la prise de parole des professionnels à propos des enjeux de société1. Car, comme on le verra, si la parole professionnelle est large et essentielle, elle n’est pas sans limites.

Tantôt, c’est le citoyen en nous qui a l’élan de s’exprimer publiquement, tantôt, c’est le psychologue qui souhaite émettre ou relayer une information, mais parfois c’est tout ça en même temps. La nature de notre message est alors plus difficile à cerner : s’agit-il d’une réflexion personnelle ou d’une opinion professionnelle?

Professionnel un jour, professionnel toujours?

La conclusion à laquelle en est venu le conseil de discipline des comptables professionnels agréés dans l’affaire Ordre des CPA c. Blais, autrefois comptable professionnel agréé (CPA)2, est qu’un professionnel porte en quelque sorte toujours son « chapeau » de professionnel lorsqu’il prend la parole publiquement.

M. Blais, créateur d’une vidéo appelée « Riposte citoyenne contre la COVID 1984 », a publié sur des réseaux sociaux 25 vidéos au sujet de cette « riposte ». Dans cette foulée, il a fait l’objet de huit demandes d’enquête auprès de son ordre, lesquelles ont donné lieu au dépôt d’une plainte disciplinaire.

Lors de l’audition, le Conseil a noté que dans ses vidéos et sur Facebook, l’intimé s’identifie comme CPA, ce qui est déterminant en l’instance pour établir un lien avec l’exercice de la profession. De l’avis du Conseil, « [...] les comptables professionnels agréés doivent placer la crédibilité au centre de leur exercice professionnel, ceux-ci étant reconnus comme des “vendeurs de crédibilité”3 ». Il ajoute que « le professionnel demeure en tout temps tenu responsable en vertu de son code de déontologie et ne peut utiliser les réseaux sociaux pour donner un avis sans modération sous le couvert de la liberté d’expression4 ». Et le Conseil de conclure que « [...] l’intimé exprime des propos qui démontrent une incapacité à faire la distinction entre ses convictions personnelles et son rôle de professionnel5 ». On a donc considéré que M. Blais s’est servi de sa profession pour tenter d’appuyer la crédibilité de ses propos, minant, ainsi, la confiance du public envers la profession6.

En fin de compte, le professionnel a été jugé coupable d’avoir enfreint l’art. 5 de son Code de déontologie, soit de ne pas avoir agi avec dignité et d’avoir, par ses attitudes, nui à la bonne réputation de son ordre7.

Un public averti

Le grand public est bien au fait que les membres des ordres professionnels sont encadrés par le Code des professions et de ce que signifie avoir une conduite « professionnelle ». Il détecte souvent avec acuité les comportements qui s’en écartent

Rappelons que de nombreux articles du Code de déontologie des psychologues viennent aussi baliser la prise de parole publique sur des questions traitant de psychologie. Par exemple, l’art. 58 rappelle qu’il convient d’éviter le recours à l’exagération ainsi que toute affirmation revêtant un caractère purement sensationnel. Plus largement, les art. 3, 5 et 7 du Code énoncent des valeurs qui doivent guider le psychologue dans l’exercice de sa profession – et donc lors de ses communications –, dont la compétence, l’objectivité, la modération de même que le respect de la dignité des personnes et des principes scientifiques reconnus en psychologie.

Le devoir de maintenir la confiance du public à l’égard de la profession

Certains articles du Code des professions ont une portée encore plus large. L’art. 59.2, en effet, stipule que « nul professionnel ne peut poser un acte dérogatoire à l’honneur ou à la dignité de sa profession [...] ». Ainsi, un psychologue qui s’exprime à titre personnel (par exemple sur les médias sociaux) sur un sujet qui n’est pas directement lié à son champ d’expertise (par exemple les vaccins) est susceptible de voir ses propos examinés sous l’angle de l’art. 59.2 si un lien avec la profession peut être établi (par exemple s’il évoque sa profession ou son titre dans son message) ou encore si cette personne est « identifiable » comme psychologue par le public ayant accès à son message : les abonnés, les amis ou toute personne ayant reçu ledit message.

En somme, s’il est acquis que les professionnels peuvent exprimer leur opinion sur les réseaux sociaux, ils doivent le faire avec retenue et dignité, afin de maintenir la confiance du public envers la profession et de ne pas nuire à leurs pairs. Dans la décision Ordre des chiropraticiens c. Lajoie8, le conseil de discipline de l’Ordre soutient que « [m]ême dans ses communications personnelles, le professionnel doit faire preuve de “prudence élémentaire” [...] ». M. Lajoie s’est vu reprocher par le conseil de discipline de son ordre d’avoir diffusé des informations à propos de la pandémie qui étaient non fondées sur la science chiropratique et des opinions non conformes à cette science. Il a été trouvé coupable d’avoir enfreint l’art. 59.2 du Code des professions9.

La modération et la posture de professionnel de la santé

La modération devrait toujours guider le psychologue désireux d’émettre son avis et encore plus lorsqu’il s’agit de questions délicates, pointues, dissidentes ou contraires à l’opinion publique. Il est avant tout question du choix des mots, du ton, de la véracité des faits énoncés, de la qualité des arguments et de leur fondement scientifique, ou alors de la capacité à faire preuve de nuance, de transparence et de pondération lorsque, justement, les données sont équivoques.

À l’inverse, les généralisations, les propos intempestifs, le manque flagrant de retenue, de preuves scientifiques, le recours à l’exagération, à l’hostilité, aux attaques personnelles et au sensationnalisme sont des modes d’expression qui ne cadrent pas avec les attentes du public vis-à-vis des professionnels.

Il ne fait aucun doute que « [...] le public s’attend à ce qu’un professionnel de la santé prenne au sérieux les mesures décrétées par les autorités gouvernementales afin de minimiser la propagation du virus ». Cette affirmation, nous la retrouvons dans le jugement Ordre des chiropraticiens c. Landry10. La conduite de M. Landry a donné lieu à trois signalements auprès de son ordre en début de pandémie parce qu’il ne respectait pas les mesures sanitaires à sa clinique (absence du port du masque et de liquide désinfectant pour les mains, notamment) et qu’il tenait sans réserve auprès de sa clientèle des propos mettant en doute l’existence de la pandémie. Insensible aux avertissements du syndic de son ordre, le professionnel a fait l’objet d’une plainte disciplinaire et a finalement enregistré un plaidoyer de culpabilité11.

Si un psychologue en venait à nier la réalité et les faits scientifiques (par exemple en prétendant que la pandémie n’existe pas), les membres du public, tout comme les pairs, se demanderaient si ce professionnel est capable de faire preuve de retenue avec ses clients ou si, au contraire, il les expose à des théories incompatibles avec l’exercice de la profession. Plus globalement, ce type de discours ne peut que miner la confiance du public envers la profession concernée puisqu’il y a un risque de généralisation de la conduite de quelques membres à l’ensemble du groupe professionnel concerné.

S’exprimer librement avec retenue et dignité

Le concept de « liberté d’expression », pour y revenir, a fait couler beaucoup d’encre à ce jour, et notamment celle de la Cour suprême du Canada, qui fait autorité en la matière. Il est intéressant de noter qu’en 2012, cette cour a eu l’occasion de se pencher sur ce concept relativement au droit disciplinaire dans l’arrêt Doré c. Barreau du Québec12. Dans cette affaire, l’avocat, particulièrement mécontent des invectives tenues par le juge à son endroit dans le cadre d’une procédure judiciaire, a décidé de lui renvoyer la pareille en des termes non équivoques, du reste, dans une lettre privée dont le Barreau du Québec a été saisi.

« On ne peut s’attendre à ce que les avocats se comportent comme des eunuques de la parole », affirme la Cour, ajoutant qu’« [i]ls ont non seulement le droit d’exprimer leurs opinions librement, mais possiblement le devoir de le faire. Ils sont toutefois tenus par leur profession de s’exécuter avec une retenue pleine de dignité13 ».

La Cour a donc entériné, comme les autres instances avant elle, la position du conseil de discipline selon laquelle l’avocat avait outre-passé les normes de « modération » et de « dignité » généralement acceptées dans la profession. Quelques années plus tard, en 2018, une autre décision de cette cour (Groia c. Barreau du Haut-Canada) est venue réitérer ce principe voulant que le devoir de s’exprimer, même avec vigueur, doive rimer avec « civilité », sous peine de miner la confiance du public dans l’administration de la justice14.

Conjuguer le désir d’informer et le risque de désinformer

La multiplication des canaux d’accès à l’information complexifie de jour en jour l’évaluation de la qualité et de la crédibilité des sources et des contenus. Qui n’a jamais partagé une information pour réaliser, plus tard, qu’il s’agissait d’un canular? Comme le degré de sophistication des arnaques et autres fraudes s’accroît constamment (par exemple avec de fausses publicités impliquant des personnalités publiques ou encore de l’hypertrucage), la vigilance et l’esprit critique doivent être particulièrement aiguisés.

Un professionnel bien intentionné, saisi d’une information qu’il juge utile et pertinente, peut, malgré lui, devenir une source de désinformation non seulement auprès de son réseau personnel, mais aussi auprès de ses clients et du public. La prudence est donc de mise lorsqu’il est question de faire circuler des informations. Il convient d’appliquer la plus grande rigueur au moment de trouver et d’évaluer ses sources, de lire les textes dont des extraits sont cités, d’en apprécier la valeur scientifique, etc.

Comme on l’a mentionné, les psychologues étant assimilés à la catégorie des « professionnels de la santé », leur responsabilité vis-à-vis de la qualité des informations diffusées est d’autant plus grande lorsqu’il est question d’enjeux touchant la santé publique (par exemple, dans le cas de la COVID-19, les mesures de protection, la vaccination, les conséquences de la pandémie sur certains groupes) puisque le risque de confusion, dans l’esprit du public, est réel. On pourrait ainsi croire que le psychologue est « compétent » pour donner des avis sur la sécurité des vaccins bien que ce ne soit pas le cas.

Se soumettre au test du micro

Contrairement aux textes publiés dans des médias traditionnels, les messages qui paraissent sur les réseaux sociaux ne sont ni soumis au « filtre » éditorial ni révisés. Et il revient donc à chaque personne de mesurer la pertinence de publier ou de relayer (verbalement ou sur les réseaux) un message et d’en évaluer la forme et le ton. Bref, chacun doit gérer les risques entourant ses prises de parole et, plus globalement, son usage des médias sociaux15.

Les conseils prodigués par l’ex-syndic Robert Vachon dans une précédente chronique déontologique16sont toujours d’actualité et s’appliquent non seulement aux publications, mais aussi aux échanges impromptus qui peuvent avoir lieu en privé avec des clients, et qui commandent la même réserve :

Lorsqu’il publie ou commente une information sur les réseaux sociaux, le psychologue doit se questionner au préalable et éviter les commentaires spontanés et impulsifs, faits sous le coup de l’enthousiasme, de la colère ou de toute autre émotion qui pousse à agir sans réfléchir17.

Et dans le doute, pourquoi ne pas utiliser le « test du micro » et s’imaginer porter à haute voix, devant une assemblée, l’information qu’on s’apprête à publier ou à répéter? Encore mieux, dans le cas d’une publication écrite : pourquoi ne pas soumettre ledit message à un ou une collègue de bon conseil pour obtenir ses commentaires?

Le droit à l’erreur

Comme on l’a lu et comme on a pu le constater dans l’actualité, certains professionnels, convaincus de leurs positions ou peut-être attirés par des gains secondaires (notoriété publique, affluence d’abonnés sur un média menant à des redevances), se sont vus sanctionnés par des conseils de discipline.

Néanmoins, il s’agit de cas rares, où les propos ont été jugés inacceptables et tout à fait contraires aux valeurs des professions concernées. Des variables comme la nature des propos, leur portée ou leur degré de répétition, la récidive après avertissement, l’intentionnalité (plutôt que l’accident de parcours) sont toujours considérées au moment d’analyser la gravité des écarts. Un professionnel qui prend conscience que sa prise de parole a peut-être dépassé les limites de l’acceptable peut et doit tenter de mitiger les dommages (par le retrait d’une publication hasardeuse, la rectification de faits, des excuses publiques, etc.). Une telle réponse sera considérée comme un facteur atténuant au moment d’évaluer sa conduite.

Dans le cas contraire, les conséquences disciplinaires peuvent être sérieuses, comme ce fut le cas dans le dossier CPA c. Pilon18 ; un dossier où l’intimé s’est vu sévèrement sanctionné par le conseil de discipline de son ordre pour avoir tenu des propos à saveur complotiste à répétition sur les réseaux sociaux19, sans aucune intention de s’arrêter, par ailleurs, l’homme qualifiant ses interventions, pour sa défense, de « show d’humour ». Le Conseil ne l’a pas vu sous cet angle, estimant qu’il avait tenu des propos dérogatoires à l’honneur et à la dignité de la profession, et lui infligeant sous ce chef une radiation permanente en plus d’une amende de 10 000 dollars.

Vigilance et bienveillance

La pandémie a affecté bien des gens20, y compris des professionnels. Il est indéniable que la période que nous traversons comporte des facteurs de risque accrus de dérapage déontologique dus notamment à l’isolement professionnel, à la détresse, à la difficulté de reconnaître cette détresse ou encore aux frontières entre vie personnelle et pratique professionnelle fragilisées par la situation21.

Si vous vous êtes reconnu dans certaines des difficultés évoquées dans cet article, n’hésitez pas à faire une démarche en consultation ou en supervision.

Par ailleurs, si vous observez qu’un psychologue de votre entourage est de moins en moins modéré dans ses propos, qu’il semble plus impulsif, tranchant et intempestif dans ses prises de parole sur les médias sociaux, pourquoi ne pas entrer en contact avec lui en privé pour lui faire part de vos observations et vérifier s’il se porte bien? Qui sait si vous ne l’aiderez pas à éviter qu’il ne s’enferme davantage dans une chambre d’écho. Et si cette avenue semble vaine, pourquoi ne pas chercher un avis auprès du conseiller en déontologie de l’Ordre?

Le danger de glissement nous guette tous. Personne n’est à l’abri de ce genre de dérapage. Soyons attentifs, prudents et bienveillants.

Tableau synthèse

Ce tableau synthèse a été préparé par la Dre Valérie Drolet, psychologue, neuropsychologue et syndique adjointe.

Notes

  1. L’autrice tient à remercier les membres de l’équipe du bureau du syndic pour leurs commentaires judicieux, de même que le Conseil interprofessionnel du Québec et les conférenciers du colloque Médias sociaux : quand les règles professionnelles balisent les communications, tenu le 15 mars dernier, et dont le contenu a inspiré le présent article.
  2. 2 février 2022, décision sur culpabilité.
  3. P. 15.
  4. Ibid.
  5. P. 52.
  6. P. 53.
  7. Le dossier a été renvoyé au Conseil pour une audition sur la détermination de la sanction en l’instance.
  8. 22 octobre 2021, décision sur culpabilité.
  9. Le dossier a été renvoyé au Conseil pour une audition sur la détermination de la sanction en l’instance.
  10. 23 février 2021, décision sur sanction, plaidoyer de culpabilité.
  11. La protection du public est plaidée haut et fort dans cette décision, s’agissant du prisme au travers duquel la sanction proposée par les parties – une réprimande, en l’occurrence – doit être examinée. Ici, le Conseil a jugé qu’une réprimande n’était pas suffisante en l’instance et lui a donc substitué une radiation de trois mois sous l’art. 59.2 du Code des professions, en plus de lui imposer le paiement des déboursés sous l’art. 151 du Code des professions.
  12. (2012) 1 RCS 395.
  13. P. 37.
  14. P. 53, par. 57.
  15. L’Association of State and Provincial Psychology Boards (ASPPB) a publié en octobre 2020 un document intitulé Guidelines for the Use of Social Media by Psychologists in Practice and by Psychology Regulatory Bodies dans lequel on trouve une liste de balises entourant l’usage des médias sociaux par les psychologues. Le document – en anglais seulement – peut être consulté en ligne.
  16. Vachon, R. (2015). Un nouvel ami Facebook? Psychologie Québec, 32(5), 19-21 (article disponible en ligne).
  17. Ibid., p. 20.
  18. 10 novembre 2020, décision sur culpabilité, et 20 juillet 2021, décision sur sanction.
  19. Entre autres, il dénonce Bill Gates, cet « expert en virus » qui veut réduire la population de la planète de 15 % en prônant l’administration du vaccin et affirme que le vaccin contient une « puce » donnant à ceux qui le reçoivent le droit d’entrer partout – cinémas, restos, etc.
  20. Impact de la COVID-19 sur la santé mentale, littérature scientifique. Mise à jour : novembre 2021.
  21. Vachon, R. (2016). Six facteurs de risque d’un dérapage déontologique. Site Web de l’Ordre des psychologues du Québec (consulté le 29 mars 2022).