Introduction au dossier
Johanne de Montigny | Experte invitée
Psychologue en pratique privée à Montréal avec une expertise en suivi de deuil, elle a travaillé pendant près de 30 ans, de 1988 à 2015, en soins palliatifs à l’Hôpital Royal Victoria et à l’Hôpital général de Montréal (CUSM). Formatrice, autrice et conférencière, elle a été chargée de cours (1995-2015) à l’Université de Montréal et au Centre d’études sur la mort à l’Université du Québec à Montréal.
« Je n’ai jamais aimé autant ma mère que depuis qu’elle est morte. Elle n’est plus là pour m’en empêcher (S. Laliberté, 2021) ». Cette phrase désarmante rejoint l’expérience de personnes en deuil qui, par voie de conséquence, reviennent à leur style d’attachement établi durant l’enfance. Le deuil, comme ultime épreuve, peut réactiver une blessure d’insécurité affective familiale ou, inversement, réaffirmer la force de vivre et d’aimer, bien enracinée au plus profond de soi. L’endeuillé préserverait alors la joie d’avoir connu une relation intime et développé la capacité de la perdre à tout moment (Pistorio, 2015 ; Siegel et Payne Bryson, 2021). À l’opposé, face à la mort de l’être aimé, le manque primaire s’exprimerait par une tentative de « retenir » le défunt plutôt que par l’internalisation du lien et sa pérennité (Fauré, 2018 ; Le Berre, 2020).
La trajectoire du deuil et l'héritage affectif du défunt aimé
La littérature, la recherche et les récits cliniques entourant le deuil par décès d’un proche mettent en lumière l’association entre le style d’attachement sécurisant et le potentiel de détachement aimant qui en découle (Pierrehumbert, 2020). Dans ce cas, la trajectoire du deuil serait jalonnée par l’héritage affectif que le défunt aimé ravive et fait fructifier en soi. En revanche, si la mort d’un proche aimé entraîne l’endeuillé dans un gouffre profond, souvent, l’exploration psychologique fera ressortir un « trouble d’attachement de l’enfance comme l’une des principales composantes d’un deuil compliqué » (Bluteau, 2018 ; Guédeney et al., 2021 ; Le Berre, 2020). L’espace clinique permettrait alors à la personne en deuil d’identifier et de nommer l’origine d’une détresse réactivée par la perte irréversible de l’être cher, de sortir de l’impasse et de regagner sa voie. Ce travail de deuil s’inscrit dans un processus de cicatrisation (Morel Cinq-Mars, 2010), c’est-à-dire dans le déploiement de la capacité à « s’attacher autrement » (Fauré, 2018).
Le deuil et ses visages
Cela dit, « les enjeux psychiques que mettent en évidence les styles d’attachement ne sont pas les seuls à délimiter ou à influencer la portée du deuil » (Bluteau, 2018). Les circonstances entourant la perte peuvent déclencher de la détresse chez une personne, et ce, même si elle est protégée par une stabilité émotionnelle ou par une qualité relationnelle des plus favorables. Par exemple, une personne atteinte de la maladie d’Alzheimer, malgré sa présence physique, entraîne le proche aidant dans un deuil blanc. La psychologue Lucile Agarrat, dans le texte « Le deuil chez les proches des personnes atteintes de troubles neurocognitifs », nous sensibilise avec finesse à l’impact de l’absence cognitive, graduelle et irréversible qui se manifeste en la personne aimée longtemps avant sa mort. Dans pareilles circonstances, le proche aidant se heurte avec douleur au parent ou au conjoint qui ne le reconnaît plus et qui éprouvera une perte d’identité souvent bien avant son décès.
D’autres situations peuvent également complexifier le deuil, comme dans le cas de l’annonce d’une mort soudaine. La nouvelle retentit telle une détonation psychique. L’événement est insupportable, à un point tel que « deuil et traumatisme se conjuguent et se compliquent mutuellement » (Mormont, 2009). L’espace clinique en révèle incidemment la force de frappe lors d’une perte par suicide, de la survenue de la mort d’un enfant, ou dans la foulée d’une catastrophe collective. L’énoncé de la Dre Pascale Brillon, psychologue, enrichit notre compréhension des conséquences d’une perte soudaine, imprévisible, souvent violente et traumatisante au coeur même de la vie fracturée par une mort brutale. L’autrice, dans « Mieux comprendre et aider les endeuillés par mort traumatique », propose aux psychologues des moyens de soulager la douleur vive de l’endeuillé afin qu’il puisse à nouveau « embrasser la vie ».
Une autre forme de deuil, encore méconnue, intense, parfois banalisée par les proches endeuillés tardivement informés, ou peu ou pas impliqués dans le processus, concerne la perte dans un contexte d’aide médicale à mourir. L’article que nous proposent les Drs Philippe Laperle et Dominique Girard, tous deux psychologues, « Accompagner les endeuillés en contexte d’aide médicale à mourir », constitue une référence essentielle qui expose une problématique documentée malgré le peu de données empiriques spécifiques à ce deuil. Les auteurs réussissent néanmoins à relever les facteurs facilitants, les facteurs de risque ainsi que les notions de tension, de paradoxe et d’oscillation parmi les réactions que soulève ce deuil singulier. De plus, ils attirent notre attention sur les notions de « fardeau » et de « cadeau », qui se confondent au cours du pré-deuil et du deuil effectif.
Traité sous un tout autre angle dans l’article intitulé « Une brèche dans le berceau culturel », signé par les Dres Élysa Côté-Séguin et Élodie Grégoire-Larose, psychologues, le deuil, lorsqu’il est vécu à l’étranger, loin des siens, prend un caractère unique. De surcroît s’il s’agit du deuil d’un enfant. Les autrices nous invitent à découvrir les valeurs et les croyances des personnes immigrantes dans leur processus de deuil : « La brèche peut se vivre sur plusieurs plans quand la mort du bébé amplifie le sentiment d’isolement déjà vécu par les couples immigrants qui sont loin de leur famille. »
On pourra enfin lire le texte de la Dre Caroline Baret, psychologue. L’autrice fait notamment état dans son article des retombées du deuil périnatal qui « opère une rupture dans le processus de parentalisation » et pour lequel le travail de deuil nécessite « un réaménagement psychique intense pour s’approprier les transformations identitaires et sociales reliées ».
Je salue ici l’apport inestimable des membres du comité de rédaction dans l'élaboration de ce précieux dossier thématique sur le deuil.
Pour aimer encore
En terminant, j’aimerais souligner que le deuil n’a jamais cessé de m’inspirer et que cela me porte à vous laisser sur cette note d’espoir : « L’adulte en deuil réapprend à marcher en s’accrochant au fil du souvenir, suspendu à la main d’autrui, livré à l’aujourd’hui de la perte, mais puissant de l’amour qui a été partagé. C’est cet amour enfoui, mais qui a existé, qui permettra au voile de se lever juste pour aimer encore » (de Montigny, 2010).
Bibliographie
Bluteau, L. (2018). « Styles d’attachement insécures et deuils compliqués », dans Attachement, trauma, parentalité, p. 1-23. (https://laetitiabluteau.fr).
De Montigny, J. (2010). Quand l’épreuve devient vie. Montréal, Médiaspaul, p. 289.
Fauré, C. (2018). Vivre le deuil au jour le jour, Paris, Albin Michel, p. 23-27.
Guédeney, N., Guédenay, A., Tereno, S. (2021). L’attachement. Approche théorique et évaluation. Paris, Elsevier Masson, 5e édition, p. 277.
Laliberté, S. (2021). J’ai montré toutes mes pattes blanches, je n’en ai plus. Montréal, Somme toute, p. 152.
Le Berre, R. (2020). L’expérience du deuil. Belgique, Presses universitaires du Septentrion, p. 59, 73, 127.
Morel Cinq-Mars, J. (2010). Le deuil ensauvagé. Paris, Presses universitaires de France, p. 116.
Mormont, C. (2009). « Deuil et traumatisme », dans Stress et trauma, 9(4), 218-223.
Pierrehumbert, B. (2020). L’attachement en questions. Paris, Odile Jacob, p. 54.
Pistorio, M. (2015). Dis-moi qui tu aimes, je te dirai qui tu es. De l’attachement insécurisant à l’attachement amoureux sécurisant. Paris, Gallimard, p. 126.
Siegel, D. J. et Payne Bryson, T. (2021). L’attachement. Comment créer ce lien qui donne confiance à votre enfant pour la vie. Laval, Québec, Saint-Jean éditeur, p. 34.