Attitudes et comportements alimentaires problématiques chez les étudiants-athlètes universitaires : quand le contexte augmente le risque
Dre Catherine Laurier, psychologue
Professeure agrégée au Département de psychoéducation de l’Université de Sherbrooke, la Dre Laurier étudie la santé mentale des adolescents et le sport comme intervention psychosociale.
Isabelle Thibault
Professeure agrégée au Département de psychoéducation de l’Université de Sherbrooke, Mme Thibault est titulaire d’un doctorat en psychoéducation. Elle étudie les profils des jeunes présentant un trouble des conduites alimentaires ou des attitudes et comportements alimentaires problématiques.
Sophie Labossière
Sophie Labossière est candidate au doctorat en psychoéducation à l’Université de Sherbrooke. Elle s’intéresse aux attitudes et comportements alimentaires problématiques chez les étudiants-athlètes universitaires.
Il est connu que l’activité physique entraîne de multiples bienfaits physiques et psychologiques : prévention de l’obésité, des maladies coronariennes, du diabète de type 2, de la démence, amélioration de l’humeur et de l’estime de soi, diminution des symptômes d’anxiété et de dépression, etc. (Penedo et Dahn, 2005). Toutefois, la pratique sportive excessive peut entraîner plusieurs impacts négatifs, dont de l’irritabilité, de l’anxiété, des blessures physiques, des troubles des conduites alimentaires et des attitudes et comportements alimentaires problématiques (ACAP) (Kreher et Schwartz, 2012; Sundgot et Torstveit, 2010).
Les ACAP se rapprochent des troubles alimentaires cliniques (anorexie, boulimie, accès hyperphagiques, orthorexie et dysmorphie musculaire), mais présentent une fréquence et une sévérité ne permettant pas d’établir de diagnostic (Milligan et Pritchard, 2006). Les ACAP sont un continuum (certaines personnes peuvent en présenter quelques-uns alors que d’autres en présenteront plusieurs) et recoupent, entre autres, des préoccupations concernant le poids et la forme corporelle, une recherche de minceur ou de gains musculaires, des crises de consommation alimentaire excessive ainsi que des méthodes de contrôle du poids extrêmes tels le jeûne, les vomissements, l’exercice excessif ou la prise de laxatifs (Bonci, Bonci, Granger, Johnson, Malina, Milne et al., 2008). Ainsi, les ACAP interfèrent avec l’énergie consommée ou augmentent l’énergie dépensée. Un déséquilibre entre l’apport et la dépense énergétique entraîne une énergie insuffisante pour soutenir les fonctions requises par le corps afin de maintenir une santé et des performances optimales (Mountjoy, Sundgot-Borgen, Burke, Ackerman, Blauwet, Constantini et al., 2018). Ces conséquences sérieuses touchent à la fois les plans psychologique, physique et sportif. En outre, les ACAP sont reconnus pour être des précurseurs des troubles alimentaires, entraîner de la détresse psychologique, des sentiments anxieux et dépressifs (Patton, Selzer, Coflfey, Carlin et Wolfe, 1999; Wade, Wilksch et Lee, 2012). Ils sont aussi associés à l’ostéoporose, une carence en fer, l’absence de menstruation, à de la douleur et des limitations physiques (Mountjoy, Sundgot-Borgen, Burke, Ackerman, Blauwet, Constantini et al., 2018; Wade, Wilksch et Lee, 2012). Finalement, les ACAP entraînent une diminution de la performance sportive (endurance, puissance) puisqu’ils affectent les capacités cognitives (concentration, coordination et jugement) et les capacités musculaires (risques de blessures, diminution de la force musculaire) (Mountjoy, Sundgot-Borgen, Burke, Ackerman, Blauwet, Constantini et al., 2018).
Les ACAP touchent respectivement 15,8 % et 21,1 % des étudiants-athlètes masculins et féminins d’une université québécoise (Labossière, 2019). Les étudiants-athlètes universitaires sont confrontés à un triple enjeu contextuel pouvant expliquer ces fortes prévalences :
- ils font face à la transition à l’âge adulte;
- doivent relever des défis associés aux études universitaires;
- s’adapter aux défis de la pratique sportive élite.
Transition à l’âge adulte
Le début de l’âge adulte représente une période de vulnérabilité au développement d’ACAP, car elle est caractérisée par d’importants bouleversements individuels, familiaux et sociaux (Lau, Quadrel et Hartman, 1990).
Le jeune adulte doit réaliser plusieurs tâches développementales qui entraîneront un accroissement de son autonomie financière et affective; étant à la fois libérateur et anxiogène. Il doit assumer de nouvelles responsabilités alors qu’il est aussi confronté à une certaine instabilité résidentielle et professionnelle. Ces changements amènent le jeune adulte à se recréer des relations professionnelles et sociales (Papalia et Feldman, 2014).
D’ailleurs, selon la théorie d’Erikson, le jeune adulte fait face à la sixième crise du développement psychosocial : celle de l’intimité versus l’isolement. C’est à ce moment qu’il apprend à bâtir des relations intimes durables, grâce à la consolidation de son identité (Papalia et Feldman, 2014). D’ailleurs, ses identités professionnelle et idéologique se confirment au début de l’âge adulte (Stassen Berger, 2010).
De plus, les relations amoureuses prennent plus de place; le jeune adulte apprend à développer une relation amoureuse intime dans laquelle il s’engage profondément et le partenaire amoureux devient la principale figure d’attachement. (Boyd et Bee, 2017; Papalia et Feldman, 2014). L’ensemble de ces changements peuvent représenter de grands défis, surtout lorsqu’il est confronté simultanément à d’autres transitions et pressions environnementales (ex. : réorientation scolaire ou professionnelle). Il doit apprendre à partager son temps entre l’école, le travail, ses amis, sa famille et son conjoint (Boyd et Bee, 2017), ce qui peut augmenter son stress, particulièrement chez les jeunes femmes (Papalia et Feldman, 2014).
Études universitaires
En plus d’être confronté à ces défis développementaux, le jeune adulte qui entreprend des études universitaires doit s’ajuster à de nouvelles demandes académiques. D’abord, cette transition scolaire peut entraîner une perte de soutien social puisque l’étudiant doit généralement se reconstruire un réseau dans son programme universitaire (Greenleaf, Petrie, Carter et Reel, 2009). Ensuite, au plan pédagogique, les études universitaires sont associées à des aptitudes à acquérir, telles une plus grande autonomie dans l’acquisition des apprentissages ainsi qu’une pensée critique, philosophique et scientifique. La plus grande charge académique requiert en outre des méthodes de travail plus efficaces (Christie, Tett, Cree et McCune, 2016). Ainsi, le temps que l’étudiant les développe, il risque d’avoir plus de difficultés à s’acclimater aux demandes universitaires, de vivre des sentiments négatifs face à sa scolarité et d’obtenir des notes plus faibles. Ceci peut avoir un impact sur ses capacités d’apprentissage, le développement de son identité et de son bien-être (Postareff, Mattsson, Lindblom-Ylänne et Hailikari, 2017).
En parallèle, l’arrivée dans le système universitaire est souvent associée à une prise de poids expliquée par le stress élevé de l’étudiant, la diminution d’exercice physique et les changements alimentaires adoptés (Racette, Deusinger, Strube, Highstein et Deusinger, 2005). D’ailleurs, environ 91 % des étudiantes universitaires surveillent leur apport calorique pour contrôler leur poids et 22 % suivent un régime (Noordenbos, Oldenhave, Terpstra et Muschter, 2000).
Pratique sportive élite
Alors qu’il est confronté aux défis des jeunes adultes et étudiants universitaires, l’étudiant-athlète universitaire doit en plus faire face aux demandes propres à la pratique sportive élite. Comme le sport élite est associé à une recherche de performance, beaucoup de pressions, provenant du milieu sportif, de l’entourage ou de l’athlète lui-même peuvent être ressenties (DiPasquale et Petrie, 2013). En effet, dans ce milieu, les commentaires critiques sur l’apparence visant à améliorer la performance ainsi que le fait de voir des coéquipiers présenter des ACAP peuvent prédisposer l’athlète à en adopter (Arthur-Cameselle, Sossin et Quatromoni, 2017). Aussi, des pressions supplémentaires reposent sur l’athlète qui pratique des sports jugés (ex. : cheerleading) ou avec des catégories de poids (ex. : judo). Cet athlète doit respecter des critères spécifiques sur l’esthétisme (ex. : uniformes pouvant être révélateurs) ou les limites de poids, mettant l’accent sur son apparence (DiPasquale et Petrie, 2013).
Afin de répondre à l’ensemble de ces pressions et d’améliorer ses performances, l’athlète peut voir les ACAP comme une manière de contrôler son poids et sa forme corporelle (Milligan et Pritchard, 2006). Pour la plupart des sports, la performance est affectée par la morphologie de l’athlète. Ceci fait qu’il peut tenter d’obtenir une masse musculaire élevée et une faible masse adipeuse pour atteindre un rapport puissance/poids élevé. Par exemple, dans les sports où des mouvements horizontaux ou verticaux sont requis (ex. : course à pied, gymnastique, saut en hauteur), un surpoids représente un désavantage, car il requiert une plus grande demande énergétique pour réaliser une même performance. L’athlète élite aspire donc à la morphologie idéale de son sport (Sundgot et Torstveit, 2010), mais aussi aux idéaux de beauté sociétaux. Ces idéaux se déploient différemment selon le genre, dans la société occidentale. Les femmes sont confrontées à l’idéal de minceur et les hommes à l’idéal de musculature (Krane, Waldron, Michalenok et Stiles-Shipley, 2001). Dans le cas où l’athlète ne correspond pas à l’un ou l’autre de ces idéaux ou que ces derniers sont en contradiction (ex. : femme haltérophile), il peut développer des insatisfactions corporelles, qui sont associées aux ACAP (Milligan et Pritchard, 2006).
En somme, l’étudiant-athlète universitaire est confronté à plusieurs enjeux contextuels et développementaux au même moment, représentant un grand défi. S’il présente des vulnérabilités individuelles, sociales ou familiales, il pourrait être moins outillé pour faire face au triple enjeu et ce qui l’amènerait à développer des ACAP comme tentative d’adaptation comme le suggère Garner (2004) pour expliquer la survenue des troubles alimentaires. Dans de telles circonstances, le soutien de professionnels en santé mentale peut être nécessaire pour l’aider à s’adapter à l’ensemble de ces enjeux.
Pistes d’intervention
À ce jour, peu d’interventions sont proposées dans la littérature pour traiter ou prévenir les ACAP auprès des étudiants-athlètes universitaires et aucune ne considère le triple enjeu contextuel. Par contre, il appert important d’offrir un soutien aux difficultés découlant de ce triple enjeu (ex : conciliation amis, famille et école difficile ou sentiments négatifs face à sa scolarité) en plus d’intervenir sur les ACAP.
Une telle intervention devrait donc inclure des pratiques visant la réduction des ACAP. À cet effet, des modifications1 du programme Body Project (Stice et Presnell, 2007) se sont révélées efficaces pour réduire les ACAP et les insatisfactions corporelles chez des athlètes et étudiants universitaires, en remettant en questions les idéaux corporels sportifs et sociétaux par des discussions visant l’établissement d’une dissonance cognitive chez les participants (Becker, McDaniel, Bull, Powell et McIntyre, 2012; Brown, Forney, Pinner et Keel, 2017). De plus, le rétablissement des étudiantes-athlètes universitaires qui présentent des troubles des conduites alimentaires serait facilité par la présence de soutien social, des changements dans leurs valeurs et croyances et surtout grâce à leur désir d’être suffisamment en santé pour performer dans leur sport (Arthur-Cameselle et Quatromoni, 2014).
En plus de prôner ces facilitateurs au rétablissement, il semble essentiel d’épauler les étudiants-athlètes face aux difficultés associées au triple enjeu. Il convient, entre autres, de les soutenir face à leur grand ascétisme, leur désintérêt et leur méfiance face aux relations interpersonnelles, leurs difficultés de régulation émotionnelle, d’estime de soi et de surcontrôle, car toutes ces caractéristiques sont associées à la présence d’ACAP chez les étudiants-athlètes universitaires québécois (Labossière, 2019). Ainsi, offrir une intervention soutenant les étudiants-athlètes universitaires face aux défis rencontrés et traitant leurs ACAP semble être la méthode la plus adéquate pour répondre à l’ensemble de leurs besoins.
Références et bibliograpie
Références
- Les modifications sont décrites dans les articles scientifiques cités.
Bibliographie
- Arthur-Cameselle, J. N. et Quatromoni, P. A. (2014). Eating disorders in collegiate female athletes: Factors that assist recovery. Eating Disorders, 22(1), 50-61.
- Arthur-Cameselle, J. N., Sossin, K. et Quatromoni, P. A. (2017). A qualitative analysis of factors related to eating disorder onset in female collegiate athletes and non-athletes. Eating Disorders, 25(3), 199-215.
- Becker, C. B., McDaniel, L., Bull, S., Powell, M. et McIntyre, K. (2012). Can we reduce eating disorder risk factors in female college athletes? A randomized exploratory investigation of two peer-led interventions. Body Image, 9(1), 31-42.
- Bonci, C. M., Bonci, L. J., Granger, L. R., Johnson, C. L., Malina, R. M., Milne, L. W., Vanderbunt, E. M. (2008). National athletic trainers’ association position statement: Preventing, detecting, and managing disordered eating in athletes. Journal of Athletic Training, 43(1), 80-108.
- Boyd, D. et Bee, H. (2017). Les âges de la vie : psychologie du développement humain (traduit par J. Andrews, C. Lord et F. Gosselin) (5e éd.). Montréal, Canada : Éditions du renouveau pédagogique inc.
- Brown, T. A., Forney, K. J., Pinner, D. et Keel, P. K. (2017). A randomized controlled trial of the body project: More than muscles for men with body dissatisfaction. International Journal of Eating Disorder, 50(8), 873-883.
- Christie, H., Tett, L., Cree, V. E. et McCune, V. (2016). “It all just clicked”: A longitudinal perspective on transitions within university. Studies in Higher Education, 41(3), 478-490.
- DiPasquale, L. D. et Petrie, T. A. (2013). Prevalence of disordered eating: A comparison of male and female collegiate athletes and nonathletes. Journal of Clinical Sport Psychology, 7(3), 186-197.
- Garner, D. M. (2004). Eating Disorder Inventory-3. Floride: Psychological Assessment Resources Inc.
- Greenleaf, C., Petrie, T. A., Carter, J. et Reel, J. J. (2009). Female collegiate athletes: Prevalence of eating disorders and disordered eating behaviors. Journal of American College Health, 57(5), 489-496.
- Krane, V., Waldron, J., Michalenok, J. et Stiles-Shipley, J. (2001). Body image concerns in female exercisers and athletes: A feminist cultural studies perspective. Women in Sport & Physical Activity Journal, 10(1), 17-54.
- Kreher, J. B. et Schwartz, J. B. (2012). Overtraining syndrome: A practical guide. Sports Health: A Multidisciplinary Approach, 4(2), 128-138.
- Labossière, S. (2019). Caractéristiques psychologiques associées aux attitudes et comportements alimentaires problématiques chez les étudiant.es-athlètes universitaires. Mémoire de maîtrise, Université de Sherbrooke, Canada.
- Lau, R. R., Quadrel, M. J. et Hartman, K. A. (1990). Development and change of young adults’ preventive health beliefs and behavior: Influence from parents and peers. Journal of Health and Social Behavior, 31(3), 240-259.
- Milligan, B. et Pritchard, M. (2006). The relationship between gender, type of sport, body dissatisfaction, self esteem and disordered eating behaviors in division I athletes. Athletic Insight: The Online Journal of Sport Psychology, 8(1), 1-15.
- Mountjoy, M., Sundgot-Borgen, J., Burke, L., Ackerman, K. E., Blauwet, C., Constantini, N., Budgett, R. (2018). International Olympic Committee (IOC) consensus statement on relative energy deficiency in sport (RED-S): 2018 Update. International Journal of Sport Nutrition & Exercise Metabolism, 28(4), 316-331.
- Noordenbos, G., Oldenhave, A., Terpstra, N. et Muschter, J. (2000). Characteristics and treatment history of patients with chronic eating disorders. Eating Disorders: The Journal of Treatment & Prevention, 42(3), 145-155.
- Papalia, D. E. et Feldman, R. D. (2014). Psychologie du développement humain (traduit par A. Bève) (8e éd.). Montréal, Canada : Chenelière Education.
- Patton, G. C., Selzer, R., Coffey, C., Carlin, J. B. et Wolfe, R. (1999). Onset of adolescent eating disorders: Population based cohort study over 3 years. British Medical Journal (Clinical Research Ed.), 318(7186), 765-768.
- Penedo, F. J. et Dahn, J. R. (2005). Exercise and well-being: A review of mental and physical health benefits associated with physical activity. Current Opinion in Psychiatry, 18(2), 189-193.
- Postareff, L., Mattsson, M., Lindblom-Ylänne, S. et Hailikari, T. (2017). The complex relationship between emotions, approaches to learning, study success and study progress during the transition to university. Higher Education, 73(3), 441-457. doi:10.1007/s10734-016-0096-7
- Racette, S. B., Deusinger, S. S., Strube, M. J., Highstein, G. R. et Deusinger, R. H. (2005). Weight changes, exercise, and dietary patterns during freshman and sophomore years of college. Journal of American College Health, 53(6), 245-251.
- Stassen Berger, K. (2011). Psychologie du développement (traduit et adapté par S. Bureau) (2e éd.). Montréal, Canada : Modulo.
- Stice, E. et Presnell, K. (2007). The Body Project. New York, NY: Oxford University Press.
- Sundgot, B. J. et Torstveit, M. K. (2010). Aspects of disordered eating continuum in elite high-intensity sports. Scandinavian Journal of Medicine & Science in Sports, 20, 112-121.
- Wade, T. D., Wilksch, S. M. et Lee, C. (2012). A longitudinal investigation of the impact of disordered eating on young women’s quality of life. Health Psychology, 31(3), 352-359.