Violence sociopolitique d’État, violences collectives et impacts traumatiques sur la santé mentale
Membre de l’Association des psychothérapeutes psychanalytiques du Québec et psychologue conseillère à la Human Rights Research League, elle est chargée de cours à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth.
Professeure titulaire au Département de psychopédagogie et d’andragogie de l’Université de Montréal, elle est directrice scientifique de l’équipe de recherche ERIFARDA.
Psychanalyste en formation à l’Association libanaise pour le développement de la psychanalyse, elle est chargée de cours à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth.
Avec la collaboration de Rose-Marie Nassif, psychanalyste, Nathalie Der Sahaguian Ayvazian, psychologue, Tom Syring, spécialiste en droit international, et Jacqueline Saad Harfouche, spécialiste des données appliquées à la recherche.
Les violences collectives (guerres, persécutions, massacres, occupations étrangères) ébranlent la santé mentale des personnes qui les subissent. Dans le cadre du présent article, nous exposerons les impacts qu’ont eus sur la santé mentale des Libanais et Libanaises les événements traumatiques cumulatifs, parfois même concomitants – guerre civile libanaise, occupations syrienne et israélienne du pays, moments de violence (guerres, attentats, explosions) de la période dite d’après-guerre –, qui ont eu lieu au Liban entre le 13 avril 1975 et le 3 août 2020. Pour ce faire, nous nous baserons notamment sur les résultats de la recherche intitulée L’influence d’un environnement politicosécuritaire défaillant en permanence sur la santé mentale des Libanais.es vivant ou ayant vécu au Liban – L’explosion du 4 août 2020 : un traumatisme collectif cumulatif?, que nous avons menée au Liban entre mai et septembre 2023.
En nous appuyant sur le dernier rapport du Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés, paru en juin 2024, nous relevons que 122,6 millions de personnes ont été déplacées de force dans le monde en raison de persécutions, de conflits, de violences et de violations des droits humains (Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés, 2024). Par ailleurs, en consultant le site du gouvernement du Canada sur les demandeurs d’asile dont la demande a été traitée en 2024, nous constatons que, de janvier à novembre 2024, Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC) a traité 159 060 demandes d’asile, dont 53 235 au Québec (IRCC, 2024). La santé mentale des personnes qui subissent ces violences est souvent ébranlée, ce qui peut les amener à solliciter une consultation en psychothérapie dans l’aprèscoup. Notre article vise donc à articuler les résultats de la recherche aux implications qu’ils induisent pour la pratique clinique en psychologie.
La recherche
Problématique
L’environnement politico-sécuritaire des dernières décennies au Liban est défaillant, marqué par des violences diverses qui créent, pour les Libanais et Libanaises, un contexte de vie potentiellement traumatisant en permanence. En 1975, la guerre civile libanaise éclate officiellement le 13 avril, avec son cortège de bombardements, de tueries, de massacres, d’assassinats politiques, d’enlèvements, de disparitions forcées et de liquidations de journalistes. Ces événements coïncident avec les occupations syrienne (1976-2005) et israélienne (1982-2000) du Liban et leurs corollaires de violences physiques et psychologiques. Même après la fin officielle de la guerre civile en 1990, assassinats politiques/attentats à la voiture piégée, conflits armés, guerres et explosions continuent à paralyser la pensée et à consacrer un climat d’insécurité.
L’objectif général de notre recherche est donc d’explorer les impacts des événements cumulatifs potentiellement traumatiques liés à la vie en permanence dans un environnement politico-sécuritaire défaillant ainsi que ceux de l’absence de justice rendue sur la santé mentale des Libanais et Libanaises.
Cadre de référence
Parmi nos référents théoriques, le traumatisme tant individuel que cumulatif et collectif articulé à la violence sociale est le principal concept mobilisé par l’angle de la recherche traité par le présent article. Pour Louis Crocq, « plus qu’une rupture de sens ou un court-circuit dans le signifiant1, le traumatisme serait une expérience de non-sens. À l’instant de l’irruption traumatique, l’espace ordonné du monde psychique bascule pour faire place au chaos; les convictions narcissiques2 s’effondrent, laissant le sujet désemparé; les valeurs essentielles de l’existence […] sont tout à coup déniées et remplacées par l’absence d’ordre, de cohérence et de signification » (Crocq, 2012, p. 31). Il en est ainsi du traumatisme cumulatif qui s’articule à la notion d’accumulation. Quant au traumatisme collectif lié à la violence sociale, il est vécu par l’ensemble d’un groupe humain qui subit la violence sociopolitique d’État ou la violence monstrueuse des Hommes. Même refoulée, cette violence « se pense dans la psyché et dans le corps de ceux qui [y] ont survécu » (Gampel, 2005, p. 14-15). Ils en gardent des traces, des résidus psychiques « radioactifs, en raison de leur puissance d’expansion et de contamination » (Gampel, 2005, p. 14-15). Cette violence, dont nous étudions les impacts sur la santé mentale, « touche une double fibre, constamment : l’une individuelle, subjective, intime; l’autre tout aussi personnelle, sans doute, mais en même temps paradoxalement commune, partageable » par tous (Chabert, 2016, p. 28). Dans ce qui suit, nous présenterons la méthodologie de la recherche, puis les résultats les plus saillants ainsi que leurs implications pour la clinique.
Méthodologie
Afin d’étudier l’impact de cette expérience partagée de violence sur la santé mentale des Libanais et Libanaises, nous avons opté pour une approche quantitative avec pour outil un questionnaire comprenant des questions fermées et semi-ouvertes.
Pour être admissibles à l’étude, les personnes devaient être libanaises, avoir 18 ans ou plus, vivre ou avoir vécu au Liban, et donc potentiellement avoir vécu les événements précités.
L’échantillon est de 1 345 participants; 25,8 % d’entre eux vivent à l’étranger, dont 29,4 % en Amérique du Nord.
Les résultats les plus saillants
Parmi les résultats les plus saillants, nous relevons que bien que 82,9 % des participants disent ne pas avoir été personnellement impliqués dans les événements précités, 67,6 % affirment avoir été affectés ou en danger imminent de mort, 72 % déplacés, 67,2 % avoir subi des dommages à leurs lieux d’habitation et 33,2 %, avoir perdu un proche à cause de la guerre. En outre, entre 1975 et 2020, 25,4 % des participants affirment avoir été personnellement victimes de leur appartenance communautaire, religieuse ou politique.
Concernant les pensées et ressentis :
- 70,9 % des participants ayant vécu la guerre civile de 1975 à 1990 rapportent ce qui suit : sentiments de peur (19,6 %), de terreur (9,9 %), vécus de violences exercées par un agent externe (9,7 %), de traumatisme (6,6 %), souvenirs liés à des images et à des sons potentiellement traumatiques (6,4 %), sentiments d’insécurité, de crainte ou de danger (6,3 %);
- 84,5 % des participants ayant vécu l’occupation syrienne du Liban rapportent ce qui suit : vécus d’occupation, d’oppression, d’invasion, de soumission ou d’impuissance (22,9 %), vécus de violences exercées par un agent externe, d’agression, de viol, de vol, de massacre ou de tyrannie (13,9 %), sentiments d’humiliation (13,4 %), de colère, de révolte, de rage et de frustration (10,8 %), de peur (9,4 %), de terreur (8,4 %), de dégoût (7,6 %);
- 66,6 % des participants ayant vécu l’occupation israélienne du Liban rapportent ce qui suit : sentiment de peur (11,4 %), vécus de violences exercées par un agent externe, d’agression, de viol, de vol, de massacre ou de tyrannie (9,6 %), vécus d’occupation, d’oppression, d’invasion, de soumission ou d’impuissance (7,8 %), sentiments de terreur (9,2 %) ou encore de colère, de révolte, de rage et de frustration (7,4 %);
- 89,6 % des participants ayant vécu des moments de violence (guerres, attentats, explosions) durant la période dite d’aprèsguerre au Liban (de l’année 1990 jusqu’au 3 août 2020) rapportent ce qui suit : sentiments de peur (26,7 %), d’insécurité, de crainte, de danger (14,4 %), d’angoisse et d’anxiété (9,2 %), de terreur (7,8 %), de colère, de révolte, de rage et de frustration (7 %), vécu de traumatisme (7 %).
Impacts sur la santé mentale
Les impacts de la guerre civile, des conflits armés et autres incidents sécuritaires majeurs se révèlent prégnants. Ainsi, 37,9 % des participants affirment avoir développé des problèmes relationnels, 60,5 % des problèmes psychologiques ou psychiatriques (50,2% une anxiété et 17,2% une dépression)3, 11,3 % une dépendance à l’alcool ou aux autres substances addictives, et 11,9 % au moins une maladie chronique dont ils attribuent la cause à ce qu’ils ont vécu pendant la guerre ou le conflit. Par ailleurs, 20,5 % de ceux qui travaillaient disent avoir développé des problèmes sur le plan professionnel. Enfin, 60,8 % affirment que les expériences de violences armées ont bouleversé leur lien avec eux-mêmes et 61,5 %, qu’elles ont modifié leur rapport au Liban.
Les implications pour la pratique clinique
Les résultats de notre recherche mettent en évidence l’importance des impacts de décennies de conflits armés, d’occupations étrangères et de violence d’État sur la santé mentale des Libanais et Libanaises. Les vécus de violence, de tyrannie, de traumatisme, les sentiments d’insécurité, de terreur, de colère, etc., ont bouleversé le lien des personnes avec elles-mêmes et modifié leur rapport au Liban. C’est ainsi que se pose le devoir du clinicien de prêter différemment son écoute aux clients ayant survécu aux violences sociales, dont le langage est souvent « effracté par les dimensions du mal et de la cruauté humaine » (Saglio-Yatzimirsky, 2023, p. 42), car dans le cadre de travail du clinicien, inévitablement, « la grande histoire jette son ombre sur la cure » (André, 2023, p. 9). Le respect de la temporalité psychique de chaque patient est nécessaire. Celle-ci permet l’instauration d’un autre espace-temps pour le trauma et la mise en branle des processus de liaison et de symbolisation. Les traces mnésiques sont alors remaniées « dans un contexte historique et subjectif postérieur à l’événement traumatique » (Saglio-Yatzimirsky, 2023, p. 49-50), et peut donc « émerger psychiquement une requalification de l’expérience, une élaboration de l’ordre de la narrativité qui permet de réordonner le sujet dans son histoire et dans le collectif » (Saglio-Yatzimirsky, 2023, p. 49-50).
À la lueur des résultats statistiques se rapportant aux pensées et aux émotions ressenties face aux violences subies ainsi que de ceux témoignant du développement de problèmes de santé mentale dans l’après-coup, il est important d’être à l’écoute des symptômes présentés par le client et de les considérer comme un matériel clinique à déchiffrer. La proposition d’espaces thérapeutiques permettant un travail de liaison, de symbolisation et de narration est donc à privilégier. Cela serait possible grâce à l’écoute des cliniciens ainsi qu’à leur souci de donner un sens aux impacts du traumatisme enkysté dans l’histoire individuelle du sujet en les articulant aux histoires de violences collectives qu’il a vécues.
Notes
- « Élément du discours, repérable au niveau conscient et inconscient, qui représente le sujet et le détermine » (Chemama et Vandermersch, 2002, p. 395).
- Les assises narcissiques servent de base au sentiment de continuité et de sécurité interne.
- Une même personne peut déclarer avoir développé plusieurs problèmes psychologiques ou psychiatriques, d'où un total des résultats supérieurs à 100%. Nous mentionnons notamment l'anxiété et la dépression, car il s'agit des troubles les plus fréquemment rapportés par les participants.
Bibliographie
- André, J. (2023). À Françoise Coblence. Dans J. André, C. Chabert et F. Coblence (dir.), La Grande Histoire et la petite (p. 9-11). PUF.
- Chabert, C. (2016). La Guerre des frères. Une lecture des Disparus de Daniel Mendelsohn. Revue française de psychanalyse, 80(1), 27-39.
- Chemama, R. et Vandermersch, B. (2002). Dictionnaire de la psychanalyse. Larousse.
- Crocq, L. (2012). 16 leçons sur le trauma. Odile Jacob.
- Gampel, Y. (2005). Ces parents qui vivent à travers moi : les enfants des guerres. Fayard.
- Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés. (2024). Rapport du HCR sur les tendances mondiales. https://www.unhcr.org/refugee-statistics
- Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada. (2024). Demandeurs d’asile dont la demande a été traitée par année – 2024. Gouvernement du Canada. https://www.canada.ca/fr/immigration-refugies-citoyennete/services/refugies/demandes-asile/demandes-asile-2024.html
- Ribas, D. (2016). Pourquoi la paix? Revue française de psychanalyse, 80(1), 15-26.
- Saglio-Yatzimirsky, M.-C. (2023). La folie de l’histoire. Dans J. André, C. Chabert et F. Coblence (dir.), La Grande Histoire et la petite (p. 39-65). PUF.