Côte-Nord : deux psychologues lancent un appel à la relève
André Lavoie, journaliste
Photo : Gontran Tremblay
Tous deux originaires de la Côte-Nord, les psychologues et collègues Daniel Morin et Liliane Emond sont revenus dans leur coin de pays natal pour y exercer cette profession si porteuse de sens. Évoquant la beauté de la nature qui les entoure, ils soulignent le contraste des paysages de la région avec les nombreuses souffrances qu’ils ont pu constater au sein de la population au cours de leur carrière. En plus des violences, des traumatismes et de la précarité économique dont ils ont été témoins, l’isolement géographique aggrave l’accès déjà précaire aux services essentiels à la santé, et ce, tant sur le plan physique que sur le plan mental. Alors que l’immense territoire de la région administrative qu’ils desservent fait plus de 235 000 km², ils ne sont que 16 psychologues dans le réseau public de la Côte-Nord, qui compte plus de 90 000 habitants. Si les deux psychologues ont chacun une trajectoire qui leur est propre, tout comme les communautés de ce territoire colossal, ils lancent le même cri du coeur : « La Côte-Nord a un urgent besoin de relève dans le réseau public. » Psychologie Québec s’est entretenu avec ces deux psychologues, qui partagent avec nous leur parcours dans le réseau public, mais aussi leur réalité dans la région.
Daniel Morin : maintenir le cap sur la Côte-Nord
Natif de Baie-Comeau, Daniel Morin ne pensait sans doute pas qu’un jour il reviendrait travailler dans sa ville natale, et encore moins en tant que psychologue. Il se croyait, à l’époque, destiné à suivre les traces de son père, qui menait une carrière en administration. Toutefois, à l’aube de l’âge adulte, il opère un virage à 180 degrés et choisit la psychologie, une discipline plus en phase avec ses valeurs, lui permettant d’allier son désir d’aider les autres à sa passion pour la philosophie. Depuis plus de 30 ans, il pratique cette profession sur la Côte-Nord, notamment en Minganie, à Mont-Joli (dans le Bas-du- Fleuve), à Baie-Comeau et, plus récemment, aux Escoumins, sur la Haute-Côte-Nord, où il s’apprête à boucler son parcours professionnel.
Faire votre carrière dans votre région natale de la Côte-Nord a-t-il été une décision mûrement réfléchie?
Tout cela n’aurait pas eu lieu si, en 1991, je n’avais pas répondu à une offre d’emploi pour travailler à Havre-Saint-Pierre. Je me suis dit : « Si j’obtiens ce poste dans le réseau public de la santé, je serai là pour deux ans, tout au plus. » Non seulement j’ai obtenu le poste, mais j’y ai passé les 19 premières années de ma carrière!
Parmi tous les endroits où vous avez travaillé durant votre parcours, lesquels ont été les plus significatifs?
La Minganie a été la région qui m’a redéfini, non seulement en tant que psychologue, mais aussi en tant qu’être humain. Je suis arrivé dans un milieu pratiquement insulaire, très communautaire, où la survie était au cœur des préoccupations. Ces gens-là m’ont appris une chose essentielle : l’entraide, un concept bien éloigné de l’environnement intellectuel et parfois froid dans lequel j’ai grandi.
J’y ai aussi fait de la radio, ce qui m’a permis de rejoindre de nombreuses personnes malgré l’immensité du territoire. À travers ce médium, je pouvais déstigmatiser la santé mentale, mais aussi « parler » aux hommes, qui étaient beaucoup moins enclins à s’informer sur la santé mentale, encore moins à consulter un psychologue. La radio m’a donné la possibilité d’aborder des sujets jugés tabous et de démystifier certains phénomènes psychologiques qui étaient souvent réduits à de la « folie ».
Enfin, mon passage comme psychologue à la clinique externe de psychiatrie de Baie-Comeau a correspondu au point culminant de ma carrière. Le fait de pouvoir travailler au quotidien en multidisciplinarité, et ce, de façon harmonieuse m’a permis de concevoir que le réseau de la santé et des services sociaux peut permettre cette chimie, dans la mesure où tout le monde y contribue, tant les professionnels que les gestionnaires.
Quelles sont les problématiques sur la Côte-Nord qui vous ont le plus marqué dans votre pratique?
De prime abord, on trouve dans la région beaucoup de pauvreté, et plus particulièrement dans les villages. Il y a également un isolement géographique qui a une incidence sur le niveau de scolarisation, et par conséquent on voit un certain repli par rapport au reste du monde.
Ma longue expérience d’intervention m’a permis de traiter des problématiques qui n’apparaissent que rarement dans les motifs de consultation initiaux, tels les abus sexuels, particulièrement l’inceste, les problèmes reliés à la violence familiale et sociale. Dans les petits milieux, souvent tricotés serrés, nous devons composer avec une « loi du silence » qui nécessite de bonnes alliances de travail thérapeutique, afin que le psychologue puisse intervenir efficacement et à long terme auprès des personnes ayant des traumas complexes.
Pratiquer sur la Côte-Nord a-t-il influencé votre façon d’intervenir auprès des patients?
Quand on pratique en région, on doit constamment évaluer le risque de préjudice que comporterait le fait de ne pas intervenir, d’autant plus que les services spécialisés, comme les unités de psychiatrie, sont souvent à plus de 150 kilomètres. Parfois, cela me poussait à rencontrer les gens à domicile, notamment lorsqu’ils avaient des problèmes de santé physique empêchant le déplacement ou qu’ils n’avaient tout simplement pas les moyens de se déplacer. Cela impliquait d’importants défis, que l’on pense seulement à la confidentialité des rencontres. Ces situations étaient loin d’être idéales, mais je préférais cela à une absence de services. Je crois aussi que, pour certaines personnes, le simple fait que le psychologue se déplace jusqu’à elles a pu renforcer l’alliance thérapeutique.
Durant toute votre carrière, qu’est-ce qui vous a poussé à travailler dans le réseau public?
D’abord, l’idée de pouvoir donner des services psychologiques aux plus démunis m’a toujours procuré une immense satisfaction, l’impression d’un peu « donner au suivant », sans quoi certains individus sont livrés à eux-mêmes étant donné leur incapacité financière ou l’absence d’agent payeur. Ensuite, le réseau public offre la possibilité à tous les professionnels de travailler ensemble. Il se produit alors, à certains moments, une grande satisfaction collective d’arrimer tous nos savoirs pour aider la personne souffrante. Cela n’a pas de prix!
Par ailleurs, offrir des services à court terme à des personnes qui ont besoin d’un cheminement plus long contribue souvent à ce qu’on appelle le « syndrome de la porte tournante ». Heureusement, j’ai eu la chance de travailler dans des conditions où j’avais le temps et la liberté nécessaires pour intervenir de façon adéquate. Si j’avais à revenir trois décennies en arrière, je reprendrais sans hésiter cette même décision de travailler dans les services publics.
À l’aube de la retraite, que souhaitez-vous aux psychologues de la relève qui entameront leur carrière en région?
Je leur souhaite que chaque jour devienne une occasion unique d’aller au centre de chaque être humain. Je souhaite aussi que mes jeunes collègues aient la chance de pratiquer dans des milieux de travail et avec des gestionnaires aussi soutenants que ceux que j’ai connus, et qui m’ont donné la latitude nécessaire pour pouvoir accompagner les gens comme il se doit. Qu’ils puissent à leur tour instaurer, sans entrave, une véritable alliance thérapeutique avec leurs patients. Nous avons également un besoin urgent de relève dans la région... J’espère que nous ferons tout ce qui est possible pour offrir de meilleures conditions de travail dans le réseau public, afin que la nouvelle génération de psychologues puisse répondre aux besoins de la population.
Liliane Emond : le grand livre de notre histoire
Liliane Emond travaille au CLSC de Forestville depuis plus de dix ans, mais s’est installée dans le petit village voisin, Portneuf-sur-Mer, où elle a grandi. Si c’est là que son désir de devenir psychologue a pris racine, sa trajectoire professionnelle ne manque pas de diversité. Parmi ses expériences comme psychologue, Liliane Emond évoque le début de sa carrière, au Service d’orientation et de consultation psychologique de l’Université de Montréal. Son passage y a été marqué par un événement d’une ampleur inédite : la tuerie de Polytechnique, le 6 décembre 1989. Après avoir accompagné des victimes du drame, la psychologue a relevé d’autres défis professionnels en pratique privée, pour terminer son parcours montréalais au programme d’aide au personnel de la Commission scolaire de Montréal (CSDM). Elle a finalement fait le choix de revenir sur sa Côte-Nord natale en fin de carrière, plus précisément sur la Haute-Côte-Nord, afin d’y redonner un peu d’elle-même.
Quelles sont les différences qui vous ont le plus marquée à votre retour sur la Côte-Nord?
Dans la région, on trouve un important contraste sur le plan économique. D’une part, il y a une minorité de la population qui occupe des emplois très payants soit dans des industries, soit sur des chantiers éloignés, dans le Grand Nord ; ces emplois sont le plus souvent occupés par des hommes. D’autre part, il y a une très grande part des habitants qui ont des emplois saisonniers et qui peinent à satisfaire leurs besoins de base. On constate donc un important niveau de pauvreté, et la très grande majorité des gens n’ont tout simplement pas les moyens de consulter en cabinet privé.
Et pourtant, les problèmes ne manquent pas. Dans le secteur public, les psychologues travaillent presque exclusivement avec des diagnostics de traumas complexes. Ces traumas résultent de négligences graves durant l’enfance et de violences de toutes sortes, dont beaucoup d’abus sexuels subis tant par les femmes que par les hommes qui consultent à nos bureaux.
De quelle façon cela a-t-il influencé votre pratique?
Lorsque je ferme la porte de mon bureau pour recevoir un client, je dois m’attendre, tôt ou tard dans le processus, à entendre une réalité qui dépasse souvent la fiction… malheureusement pour le pire. Donc oui, même si la détresse et la souffrance ont des racines communes dans les profondeurs de la psyché peu importe où l’on travaille, ma pratique a dû évoluer et s’adapter à des problématiques importantes depuis que je suis ici.
L’accès aux services psychologiques est un enjeu particulièrement important dans la région…
L’exode des psychologues du réseau public fait d’autant plus mal compte tenu de l’impossibilité pour les gens d’ici de couvrir les coûts d’une consultation au privé. L’attente dans notre réseau est souvent de plus d’un an. La pression est forte, et les attentes sont grandes.
Quand les clients commencent enfin leur thérapie, ils sont à la fois reconnaissants d’être reçus et frustrés à cause du délai, bien souvent parce que leur état s’est détérioré, tant sur le plan mental que sur le plan physique. Tant de souffrance accumulée exerce une pression, ce qui fait en sorte que le psychologue doit être proactif et vraiment à l’écoute de ce qui n’est pas dit, de ce qui est resté si lourdement secret. Les déceptions peuvent être grandes chez les gens qui nous consultent et s’attendent à aller mieux du jour au lendemain, et qui s’aperçoivent que nous ne pouvons pas opérer de miracles. Mais c’est là aussi que le véritable travail thérapeutique commence…
Être psychologue dans un endroit où tout le monde se connaît doit comporter de nombreux défis…
Dès la première séance avec un client, nous établissons un code de conduite pour composer avec les rencontres fortuites, qui sont inévitables en société dans un aussi petit milieu de vie ; ainsi, le secret professionnel et la confidentialité sont mieux assurés. De cette entente dépend la poursuite de notre travail en thérapie. Les gens sont très respectueux. Même si je suis constamment sous le regard des autres quand je fais mes courses ou mes promenades, je suis maintenant considérée comme une personne plus accessible et « ordinaire », dans le bon sens du terme, qu’il y a dix ans, lors de mon arrivée. Comme tout le monde dans la région se connaît, justement, j’ai senti au départ qu’une confiance était à gagner auprès de la population. Au fil du temps, les gens font davantage la distinction entre d’une part la citoyenne que je suis, et d’autre part, la psychologue qui préserve le secret professionnel.
Vous avez pratiqué votre métier auprès de clientèles différentes. Selon vous, quel serait le trait commun de tous vos clients, passés et présents?
Vous connaissez sûrement l’attachante Fanfreluche, personnage de conteuse incarné par la regrettée Kim Yaroshevskaya. Eh bien, chaque personne qui entre dans mon bureau arrive avec le grand livre de sa vie. Nous l’ouvrons doucement ensemble, parfois en commençant par la fin, mais peu à peu nous revisitons cette histoire, nous en faisons une nouvelle lecture, dans un objectif de régulation émotionnelle et d’apaisement des souffrances. Il arrive que des clients veuillent sauter un chapitre, parce que c’est trop douloureux, du moins dans un premier temps. Le psychologue doit se servir constamment de son jugement clinique afin de respecter le rythme et les capacités du client, que nous construisons d’ailleurs au fil des pages. Chaque être humain porte ses propres souffrances ainsi que son potentiel de résilience, bref, son histoire chargée de sens à décoder, ce qui rend le récit si riche et tout à fait unique.
De façon plus générale, comment décririez-vous l’évolution de la situation sur la Côte-Nord?
La situation psychosociale actuelle est très inquiétante. Les besoins augmentent et les services ne suivent pas… et depuis un bon moment déjà. Le tissu social se détériore rapidement, et la détresse ne disparaît pas avec le temps, au contraire. Les gens se soignent avec les « moyens du bord » – la toxicomanie est en hausse, et nous assistons à un nouveau phénomène : l’itinérance. Nous avons besoin de renfort, et la contribution des psychologues est un incontournable pour notre population. Nous ne demandons qu’à accueillir de nouveaux collègues dans notre belle équipe interdisciplinaire. Si vous avez le désir d’aider et de vivre en région, joignez-vous à nous : vous serez plus que bienvenus!