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Introduction au dossier : la détresse professionnelle

Dre Pascale Brillon, psychologue et experte invitée
Professeure au Département de psychologie de l’Université du Québec à Montréal, directrice du laboratoire Trauma et Résilience et fondatrice de l’Institut Alpha, la Dre Brillon se spécialise dans le traitement du stress et du deuil post-traumatiques. Elle est aussi l’auteure d’un quatrième livre qui est consacré à la prévention de la fatigue de compassion et du trauma vicariant.


Au moment où vous lirez ces lignes, la pandémie de COVID-19 fera encore partie de notre réalité. Elle n’est évidemment pas seule responsable de notre intérêt particulier pour la santé mentale des psychologues au sein de ce dossier, mais elle a sûrement rendu notre travail encore plus ardu, notre clientèle encore plus souffrante, les demandes plus nombreuses et plus pressantes. Il est aussi possible qu’elle ait provoqué en nous davantage d’inquiétudes sinon de détresse, qu’elle ait ébranlé nos capacités adaptatives et multiplié les nombreux défis de conciliation travail-famille déjà présents.

Qu’en est-il de notre santé mentale? Habituellement? En période d’adversité?

Avant la pandémie de COVID-19, nos connaissances sur la santé mentale des psychologues étaient encore partielles et les résultats disponibles souvent contradictoires. En effet, la recherche indique d’une part que notre métier est souvent source de beaucoup de satisfaction, de valorisation et de stimulation (Bae et al., 2019; Brooks et al., 2016; Rupert et al., 2012a et 2012b; VanVoorhis et Levinson, 2006). Des études montrent même que les professionnels en santé mentale font preuve d’une meilleure adaptation psychologique que la population générale (et que d’autres professionnels) en période d’adversité (Lee et al., 2019; Zeidner et al., 2013). On évoque comme explication nos meilleures stratégies d’adaptation et de régulation émotionnelle et nos connaissances professionnelles si précieuses afin de faire face à l’adversité (Elliot et Guy, 1993; Koller et Hicks, 2016; Norcross et al., 1986; Manning-Jones et al., 2016).

Cependant, plusieurs études ont, d’autre part, identifié des stresseurs uniques à notre profession et ont souligné à quel point celle-ci peut être émotionnellement très éprouvante (Bria et al., 2012; Rössler, 2012; Smith et Moss, 2009). En effet, plusieurs données indiquent que les professionnels en santé mentale ne sont pas invulnérables et qu’ils sont susceptibles de souffrir de graves symptômes d’épuisement professionnel, de sentiments de frustration ou d’impuissance, de fatigue de compassion, de trauma vicariant et même de pensées suicidaires (Ben-Zur et Michael, 2007; Cocker et Joss, 2016; Elwood et al., 2011; Evans et al., 2006; Ewer et al., 2015; Figley, 2002; Lloyd et al., 2002; Firth-Cozens, 2007; Hannigan et al., 2004; Huggard et al., 2017; Kleespies et al., 2011; Ramberg et Wasserman, 2000). Une étude toute récente, menée à l’Université du Québec à Montréal (UQAM) avec les Drs Philippe et Paradis en collaboration avec des chercheurs de l’Université de Montréal et de l’Université McGill, montre même que les sentiments de solitude des intervenants en relation d’aide sont plus élevés que ceux de la population générale lorsque survient un stresseur chronique majeur comme la pandémie actuelle (Brillon et al., 2021).

Détresse professionnelle, trauma vicariant et fatigue de compassion

Afin de bien étudier la détresse professionnelle chez les intervenants en relation d’aide, les chercheurs et cliniciens se sont particulièrement intéressés à deux phénomènes : le trauma vicariant et la fatigue de compassion. Des réactions de trauma vicariant peuvent nous affecter alors que nous n’avons pas vécu directement d’événement traumatique, que nous n’avons pas senti de danger pour nous-même, mais que nous avons accompagné une victime qui en a vécu un. Ces réactions dénotent une « contamination » des aspects traumatiques, d’où le terme vicariant. Cet état se manifeste souvent chez le psychologue par des images intrusives ou des cauchemars, de l’évitement et une réactivité à des éléments spécifiques au trauma entendu, une altération négative de son humeur, et des croyances douloureuses envers la nature humaine ou la société.

Parallèlement à ces réactions, notre détresse professionnelle peut prendre la forme d’une fatigue de compassion (Figley, 2002). Alors que le trauma vicariant désigne davantage la réactivation du trauma imaginé lors du travail auprès d’une victime, pour sa part, la fatigue de compassion découle plutôt d’interactions interpersonnelles éprouvantes répétées. Elle est teintée d’une profonde lassitude et se manifeste par un sentiment de surcharge d’une nature humaine souffrante, un émoussement de l’empathie, des comportements de distanciation par rapport aux autres, un manque sévère de vitalité et de plaisir, une hypersensibilité aux émotions d’autrui et une perte douloureuse du sentiment de vocation.

Cette détresse professionnelle non seulement altère notre santé mentale, mais peut affecter grandement notre efficacité thérapeutique en nous poussant dans des postures relationnelles malsaines ou des zones transférentielles douloureuses et en nous faisant adopter des stratégies inconscientes de musellement de notre clientèle afin de nous ménager émotivement (Brillon, 2020; Craig et Sprang, 2010; O’Connor, 2001; Williams et al., 2010).

À lire dans ce numéro

Le dossier traitera des divers stresseurs associés au travail de psychologue, de leurs conséquences sur notre santé mentale et des stratégies à favoriser afin de conserver notre vitalité et notre sentiment de vocation. Vous trouverez d’abord trois articles détaillant les stresseurs spécifiques à certains milieux de travail. Les auteures Rodrigue et Landry traiteront du milieu scolaire, tandis que les auteurs Collin-Vézina et Geoffrion s’attarderont aux stresseurs propres au milieu de la protection de la jeunesse. Pour leur part, les auteurs Villeneuve et W. Tremblay décriront les défis de la psychogérontologie. Merci à nos auteurs qui ont su, avec brio, relever les enjeux propres à ces environnements si particuliers. Par la suite, mon article détaillera les diverses conceptualisations explicatives du développement de la fatigue de compassion et du trauma vicariant. S’ensuivra un article fascinant signé par Michaud Labonté traitant de l’humanisation de la souffrance du psychologue et des enjeux éthiques qui y sont associés. Le texte si important et nécessaire des auteurs Delisle et Drouin détaillera ensuite les fonctions de soutien à la résilience. Enfin, vous pourrez trouver en exclusivité dans la version numérique de ce numéro l’article inspirant « Promouvoir la santé mentale des jeunes psychologues en cabinet privé » des auteures Martin et LaRoche, qui souligne les défis de la pratique privée pour nos jeunes collègues et les autosoins à mettre en application.

Puisse ce dossier…

Nous espérons que ce dossier constituera un cadeau pour vous qui avez été, et êtes encore, au service de la population, et ce, malgré ces temps de turbulence. Qu’il puisse vous donner envie de vous soucier davantage de votre état actuel et de l’impact de votre métier dans votre quotidien et de mieux évaluer vos zones de fragilité et vos motivations professionnelles sous-jacentes. Nous espérons qu’il pourra vous donner envie de mettre en place des stratégies d’hygiène émotionnelle saine (en direct lors de séances particulièrement chargées mais aussi au quotidien) et des autosoins corporels et spirituels, de mieux gérer les confrontations cognitives et les blessures morales potentielles, et de vous exposer encore davantage au Beau, au Grand, à l’Inspirant et au Vitalisant afin de continuer à exercer ce métier longtemps et avec plaisir. Qu’il puisse aussi vous encourager à cultiver votre satisfaction de compassion et à maximiser votre résilience vicariante, car il n’y a pas que la détresse de nos clients qui soit contagieuse, leurs forces vives et leurs stratégies d’adaptation le sont également (Brillon, 2020).

Ce dossier pourra peut-être aussi souligner l’importance d’intégrer dorénavant ces éléments dans notre programme de formation continue ou de contrôle de la pratique professionnelle au même titre que l’évaluation éthique de notre pratique. En effet, nous savons que les thérapeutes plus jeunes, moins expérimentés ou qui s’investissent peu dans des activités de formation continue sont plus à risque de détresse professionnelle et sont moins résilients (Aafjes-van Doorn et al., 2020; Jennings et Skovholt, 2004; Pereira et al., 2016). Puisque le rôle des psychologues est plus que jamais capital auprès de la population (Grover et al., 2020) et que la santé mentale des intervenants constitue un déterminant essentiel de leur capacité à fournir des soins de haute qualité (Salyers et al., 2017; La Verdière et al., 2018), il est primordial de leur offrir du soutien précocement, mais aussi régulièrement dans leur carrière afin d’encourager les stratégies d’autosoins saines et vitalisantes et de prévenir l’apparition de leur détresse professionnelle.

Bibliographie