L’enfant borderline en devenir III* : traits de personnalité limite en émergence chez les jeunes en protection de l’enfance
Dre Cécilanne Lepage-Voyer, psychologue et neuropsychologue
Au moment d'écrire cet article, Dre Lepage-Voyer était candidate au doctorat en psychologie de l’Université de Sherbrooke. Elle travaille au CAP Services psychologiques depuis 2014 et est copropriétaire de cette clinique depuis 2019.
Dr Miguel M. Terradas, psychologue
Le Dr Terradas est professeur titulaire au Département de psychologie de l’Université de Sherbrooke et exerce en clinique privée. Il s’intéresse aux effets du trauma relationnel précoce sur le développement des capacités de mentalisation et d’autorégulation, ainsi qu’à l’évolution du trouble de la personnalité limite.
Dre Geneviève Dubé, psychologue
Au moment d'écrire cet article, la Dre Dubé était candidate au doctorat en psychologie de l’Université de Sherbrooke et travaille en milieu scolaire. Elle travaille aujourd'hui au CLSC de Villeray.
Des études rétrospectives ont permis de reconnaître des facteurs de risque du trouble de la personnalité limite (TPL) chez les enfants. Notamment, la présence de traumas survenant dans la relation parent-enfant, tels que ceux auxquels sont exposés les jeunes pris en charge par la protection de l’enfance, entraverait entre autres le développement affectif et cognitif de l’enfant, le prédisposant à présenter un TPL à l’âge adulte.
Peu de recherches sont cependant réalisées auprès de la population infantile, ce qui s’explique par la controverse entourant le diagnostic précoce du TPL. Certains auteurs proposent néanmoins de repérer chez l’enfant des indices cliniques associés à ce trouble, sans émettre un diagnostic, afin de prévenir la cristallisation des symptômes et d’orienter le traitement. L’Échelle de traits de personnalité limite pour enfants (ÉTPLE; traduction française du Borderline Personality Features Scale for Children; Crick, Murray-Close et Woods, 2005) permet de repérer ces traits de personnalité afin de cibler les jeunes à risque. Des relations significatives ont été trouvées entre les traits de personnalité limite et les antécédents traumatiques chez des enfants hébergés en contexte de protection de l’enfance.
Un portrait du trouble de la personnalité limite chez l’adulte
Le TPL se manifeste notamment par de l’impulsivité et de l’instabilité sur les plans émotionnel, interpersonnel et identitaire. Il s’accompagne d’une souffrance importante et d’altérations du fonctionnement de l’individu (APA, 2015). Dans une tentative d’apaiser leur détresse, plusieurs patients limites adoptent des gestes suicidaires ou d’automutilation (Brown, Comtois et Linehan, 2002) et 10 % d’entre eux en décèdent (Bateman et Fonagy, 2006). Nevid, Rathus et Greene (2011) relèvent différents obstacles pouvant affecter l’efficacité des psychothérapies offerts à cette clientèle, notamment l’instabilité du patient, qui peut induire un manque de cohérence dans le suivi, ainsi que la crainte de l’abandon, qui peut nuire au développement de la relation de confiance. De plus, la complexité des traitements peut susciter des appréhensions négatives et des sentiments de frustration chez les intervenants (Holmqvist, 2000).
L’évaluation et le traitement du TPL ont fait l’objet d’un nombre important de publications dans les dernières décennies. Des études rétrospectives ont permis de repérer des facteurs de risque du TPL qui remontent à l’enfance (ex. : Bemporad, Smith, Hanson et Cicchetti, 1982). Les avis scientifiques et cliniques sont divisés quant au diagnostic du TPL chez l’enfant, ce qui fait en sorte que peu de recherches sont entreprises auprès de cette population.
Le TPL chez l’enfant : un diagnostic controversé
À l’heure actuelle, les professionnels de la santé mentale au Québec se basent sur les critères établis par le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM-5; APA, 2015) pour conclure à la présence d’un TPL. Les auteurs de ce manuel considèrent que l’organisation de la personnalité est associée à une façon stable de penser, de ressentir et d’agir, de sorte qu’il serait risqué d’établir un diagnostic de TPL avant l’âge de 18 ans, à l’exception des adolescents qui en présentent les caractéristiques depuis plus d’un an (APA, 2015). D’ailleurs, plusieurs cliniciens éprouveraient un inconfort à l’égard du diagnostic précoce en raison du risque de stigmatisation de l’enfant en cas d’erreur (Hinshaw et Cicchetti, 2000).
À l’inverse, d’autres auteurs mentionnent que certains traits de personnalité observés durant l’enfance s’avèrent durables et que le diagnostic précoce du TPL permet d’offrir des soins appropriés à ces enfants (ex. : Kernberg, 1990). Notamment, la Classification française des troubles mentaux de l’enfant et de l’adolescent (CFTMEA; Misès et coll., 2012), utilisée fondamentalement dans les pays européens francophones en complément à la Classification internationale des maladies (CIM-10; OMS, 2010) par les cliniciens d’orientation psychanalytique, propose que le TPL se manifeste chez l’enfant par des comportements impulsifs, une sensibilité accrue aux enjeux liés à la séparation, une alternance entre des positions d’idéalisation et de dévalorisation de soi ou d’autrui, une insécurité affective et de l’immaturité.
Au centre de ce débat, certains auteurs s’intéressent à la trajectoire développementale du TPL et adoptent une approche dite dimensionnelle. Ils suggèrent de repérer chez les enfants des indices cliniques qui laissent présumer d’un risque accru de présence des critères diagnostiques de ce trouble à l’âge adulte, sans poser un diagnostic en bas âge (Crick, Murray-Close et Woods, 2005; Pine, 1986).
Les facteurs précurseurs du TPL durant l’enfance
Plusieurs auteurs et chercheurs reconnaissent, chez les adultes qui présentent un TPL, des facteurs de risque remontant à l’enfance. D’abord, l’exposition à des événements traumatiques s’inscrivant dans la relation primaire d’attachement (ex. : abus sexuel ou physique, négligence, maltraitance, manque de protection) prédisposerait l’enfant à présenter une pathologie limite à l’âge adulte (ex. : DiMascio, 2001), surtout lors d’une exposition répétée à ces traumas (ex. : Weaver et Clum, 1993). Également, de multiples séparations ou rejets dans la relation parent-enfant seraient liés à un risque accru de développer une symptomatologie limite (ex. : DiMascio, 2001).
L’enfant borderline en devenir
L’un des pionniers de l’approche dimensionnelle et développementale, Pine (1986), a proposé la notion de l’enfant borderline en devenir (borderline-child-to-be). Il s’agit d’une conceptualisation théorique de la genèse du TPL, basée sur une vaste expérience clinique. Pine suggère que l’enfant borderline en devenir aurait été exposé à des traumas relationnels précoces ayant submergé son appareil psychique et compromis son développement cognitif et affectif. Le milieu familial d’origine serait instable et chaotique (Pine, 1986), de sorte que l’enfant est confronté à un manque de disponibilité physique ou psychique de ses figures de soins (Emmanuelli et Azoulay, 2012). Ses besoins fondamentaux auraient ainsi été partiellement ou entièrement insatisfaits et son intégrité physique serait menacée. Par conséquent, l’enfant ne peut intégrer les aspects aimants et menaçants du parent (Pine, 1986) ni se sentir suffisamment en confiance dans la relation avec celui-ci pour développer un patron d’attachement sain (Allen, 2005).
Il en résulte un sentiment chronique d’insécurité et des carences affectives chez l’enfant (Emmanuelli et Azoulay, 2012; Pine, 1986) qui induisent en lui une crainte persistante de l’abandon (Nevid, Rathus et Greene, 2011). Dans ce contexte, des conséquences seraient entraînées sur les plans de la gestion des émotions, des comportements et de l’anxiété, de la maturation des mécanismes de défense et du développement de l’estime de soi. Les mécanismes intrapsychiques nécessaires pour apaiser la souffrance et les frustrations internes ne seraient donc pas suffisamment développés chez l’enfant. Ainsi, l’imprévisibilité du milieu familial aurait un effet double sur le développement de l’enfant borderline en devenir, toute difficulté devenant une source importante de détresse, alors que l’enfant n’a pu acquérir des capacités internes suffisamment efficaces pour la réguler. Il aurait donc recours à des mécanismes de défense immatures (ex. : clivage, déni, fuite dans un monde de fantaisie) afin d’assurer sa survie psychique (Pine, 1986). Cependant, ceux-ci ne sont que partiellement efficaces et nuisent au développement des capacités de mentalisation et d’introspection du jeune (Emmanuelli et Azoulay, 2012).
L’évaluation du TPL chez l’enfant
Crick et ses collègues (2005) suggèrent de mesurer l’intensité de certains traits précurseurs du TPL sur un continuum. Ces auteures considèrent que la sensibilité cognitive (ex. : perception hostile du monde), la sensibilité émotionnelle (ex. : affects intenses et inappropriés au contexte), les relations d’exclusivité avec les pairs (ex. : amitiés fusionnelles, sensibilité au rejet), l’impulsivité (ex. : difficulté à contrôler ses émotions et ses comportements) et les difficultés sur le plan de l’identité (ex. : sentiments d’ennui et de solitude, identité instable) sont des indices cliniques associés au TPL – tel qu’il se manifeste chez l’adulte – qui peuvent être repérés durant l’enfance.
Afin d’opérationnaliser la conceptualisation théorique de ces indices, Crick et ses collègues ont créé une échelle qui permet de repérer les traits de personnalité limite chez les enfants d’âge scolaire (Borderline Personality Features Scale for Children; Crick, Murray-Close et Woods, 2005). Ce questionnaire autorapporté est composé de 24 énoncés et fournit un indice global de la sévérité de ces traits, de même que des indices pour quatre composantes, soit l’instabilité affective, les problèmes d’identité, les relations interpersonnelles négatives et les comportements autodestructeurs. Terradas et Achim (2010) ont traduit cet instrument en français (Échelle de traits de personnalité limite pour enfants; ÉTPLE). Les études de validation démontrent de bonnes propriétés psychométriques pour la version anglaise (Crick, Murray-Close et Woods, 2005) et française (Arsenault, Dubé, Terradas, Lallier Beaudoin et Pesant, 2012). Les deux versions révèlent des structures factorielles équivalentes et sont corrélées de façon satisfaisante (Dubé, Terradas et Arsenault, 2015).
Les traits de personnalité limite chez les enfants à risque : résultats préliminaires
La Direction de la protection de la jeunesse (DPJ) prend en charge la situation des enfants dont la sécurité ou le développement sont jugés compromis, notamment en raison de l’exposition à des traumas dans le milieu familial d’origine. Étant donné que les écrits scientifiques et cliniques démontrent que les antécédents traumatiques dans la relation parent-enfant prédisposent l’individu à développer un TPL à l’âge adulte (ex. : DiMascio, 2001; Pine, 1986), une étude visant à déterminer les variables intrapsychiques et relationnelles liées à la gestion de l’agressivité a été réalisée auprès d’enfants résidant dans deux services de réadaptation de la DPJ en banlieue de Montréal.
Nous présentons ici les résultats d’un échantillon composé des 15 premiers participants. Ces enfants étaient âgés de 6 à 11 ans (M = 8,87 ans; cinq filles) et avaient vécu un ou plusieurs évènements traumatiques, tels que l’abandon (n = 7), la négligence (n = 6), l’abus sexuel (n = 5), ou l’abus physique (n = 8), ou avaient été témoins de violence physique (n = 8). Les enfants ont rempli l’ÉTPLE avec l’aide d’une assistante de recherche afin d’assurer leur compréhension. Les informations concernant les antécédents traumatiques ont été recueillies à partir d’un questionnaire sociodémographique rempli par l’éducateur ou lors de la consultation du dossier de l’enfant.
Les relations entre les antécédents traumatiques et les traits de personnalité limite chez les enfants ont été examinées à l’aide d’analyses de corrélations non paramétriques. Les résultats démontrent que ceux qui ont vécu des abus sexuels dans le passé auraient tendance à adopter plus de comportements autodestructeurs. L’exposition à la négligence ou à la maltraitance serait reliée à davantage de relations interpersonnelles négatives et à des traits de personnalité limite plus sévères de façon globale. Enfin, les enfants qui auraient été témoins de violence physique dans leur milieu d’origine entretiendraient davantage de relations négatives avec les autres et présenteraient plus de problèmes identitaires, de même que des traits de personnalité limite plus marqués globalement.
La pertinence de repérer les traits de personnalité limite dès l’enfance
Les résultats préliminaires sont cohérents avec les études rétrospectives et les conceptualisations théoriques. Ils appuient l’importance de repérer des indices précurseurs du TPL en bas âge. L’OMS (2010) mentionne d’ailleurs que seulement 10 à 22 % des enfants reçoivent un diagnostic approprié lors d’une consultation médicale et obtiennent des traitements qui répondent à leurs besoins.
Un dépistage des traits de personnalité limite précoce et accessible à l’ensemble des professionnels en santé mentale permettrait d’intervenir rapidement auprès de la clientèle à risque afin de prévenir l’évolution des symptômes et d’assouplir les traits pathogènes (Kernberg, 1990; Pine, 1986), ainsi que d’en limiter les impacts à l’âge adulte (Crick, Murray-Close et Woods, 2005). L’utilisation de l’ÉTPLE en clinique infantile favoriserait une évaluation simple et valide de ces traits de personnalité.
Référence et bibliographie
Référence
* Ce manuscrit fait partie d'une série d'articles théoriques et empiriques consacrés à la notion de l'enfant borderline en devenir. Voici la référence des deux premiers articles : Dubé, G., Terradas, M. M., Arsenault, S., Lallier Beaudoin, M.-C., et Pesant, S. (2013). L'enfant borderline en devenir : pourquoi s'y intéresser? Enfance en difficulté, 2, 31-59.
Dubé, G., Terradas, M. M., Arsenault, S. (2015). L'enfant borderline en devenir II : validation préliminaire de l'Échelle de traits de personnalité limite pour enfants: Santé mentale au Québec, XL(3).
Bibilographie
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